Avec Henri DUSSEAU et une poignée d'amis, inconnus au départ, j'ai réalisé un rêve fabuleux, gagné un pari insensé : rallier à bicyclette JERUSALEM depuis la France. Je mentionne le nom d'Henri DUSSEAU, non pas parce que secrétaire général du Club des ''Cent-Cols'' et ancien vice-président de la F.F.C.T, il était le plus connu de nous tous, mais parce qu'il était à l'origine du projet, qu'il en avait eu l'idée, et qu'il en assura la logistique et sa réalisation dans les moindres détails. Il voulait entre autres, avant le départ, connaître personnellement tous les participants qu'il avait retenu parmi tous les candidats qui s'étaient portés volontaires. Pour cela, il avait organisé en novembre 1999, chez lui à Saint Jorioz, un week-end pour savoir quel avait été le parcours de chacun, sa motivation exacte pour ce voyage qui sortait quand même un peu de l'ordinaire : deux mois de cohabitation permanente à vivre dans des conditions qui pouvaient se révéler difficiles, il valait mieux avoir des garanties sérieuses sur les capacités physiques et morales, la mentalité et l'adaptabilité de chacun à la vie de groupe. Le groupe, selon Henri, devait toujours être privilégié, passer avant l'intérêt personnel car disait-il, c'est le groupe qui va aller à JERUSALEM et non pas onze cyclos distincts ; et de sa cohésion dépendra sa réussite dans cette aventure. "Profil bas" était son leitmotiv, sa philosophie pour définir l'attitude de chacun envers les autres. En plus de son aspect cyclotouriste et de sa connotation spirituelle, ce voyage était mythique car il allait se dérouler deux mille ans après la naissance du Christ et devait nous mener sur les lieux mêmes où il avait vécu, été crucifié et enseveli. Cela nécessitait néanmoins d'effectuer plus de cinq mille kilomètres, de traverser huit pays assez montagneux (surtout la Grèce et la Turquie), de prendre le bateau deux fois et de revenir en avion. Le délai imparti était de deux mois car nous avions prévu, dans la mesure du possible, des étapes journalières d'environ cent kilomètres avec six journées de repos ou de tourisme à ROME pour l'Italie, KAVALA en Grèce, ANTALYA en Turquie, ALEP et DAMAS en Syrie, et AMMAN pour la Jordanie et une petite semaine en Israël pour visiter la vieille ville et les Lieux Saints. Le retour par TEL-AVIV en avion étant fixé au 5 juin, nous devions partir le 5 avril de DRAGUIGNAN *, point de ralliement et de départ des neuf cyclos prévus, dont trois féminines, plus une camionnette avec un chauffeur pour l'intendance et les bagages, et pouvant le cas échéant, transporter un ou plusieurs cyclos malades ou blessés durant une ou plusieurs étapes. Il avait été également prévu des tentes et du matériel de couchage au cas où, faute d'hôtel ou de gîte d'étape, nous devrions avoir recours au bivouac ( nous l'utiliserons une seule fois en Turquie entre ÇAN et BALYA ). L'itinéraire avait été préparé, fixé mais était modifiable si nécessité, et il l'a été à plusieurs reprises. Etaient prévues une étape en France, douze en Italie, neuf en Grèce, dix-huit en Turquie, cinq en Syrie, trois au Liban, une et demie en Jordanie et une demie en Israël. L'ITALIE serait traversée dans sa plus longue diagonale de VINTIMILLE à BRINDISI pour, d'une part, être reçus par le Pape à ROME et, d'autre part éviter l'ex-Yougoslavie jugée trop risquée actuellement. Le passage en GRECE étant effectué de nuit et par bateau entre les ports de BRINDISI et d'IGOUMENITSA. Le parcours grec empruntait la route centrale très montagneuse par le site remarquable des "METEORES" après l'escalade du KATARA PASS culminant à 1705 m d'altitude puis par ELASSONA et THESSALONIQUE, remontait vers le nord-est pour atteindre la Mer EGEE, enfin par KAVALA et la côte méditerranéenne et arriver en TURQUIE après FERES. Pour passer de l'Europe à l'Asie, nous avions préféré le détroit des DARDANNELLES à GELIBOLU plutôt que le Bosphore à Istanbul, le vélo n'ayant plus sa place dans cette mégapole de plus de douze millions d'habitants. Le trajet turc était prévu par le centre du pays plus montagneux certes, mais moins fréquenté que la côte ouest jugée très touristique et surpeuplée. Cet itinéraire par BALIKESIR et DENITZLI nous permettait en outre de visiter la curiosité naturelle unique au monde des bénitiers géants de PAMUKKALE et de la cité antique de HIEROPOLIS qui la jouxte. Après encore plusieurs cols assez durs, nous arriverions à ANTALYA sur la côte méridionale de la Méditerranée pour la longer jusqu'à ISKEDERUN sur environ sept cents kilomètres soit plus que le trajet Cerbère - Menton ! L'entrée en SYRIE était prévue depuis ANTIOCHE après l'escalade du dernier col turc, ANTIOCHE où pour la première fois, les disciples de Jésus furent appelés chrétiens au II ème siècle. D'ALEP, ville magnifique de plus d'un million d'habitants dont l'existence est attestée depuis le XX ème siècle avant J.C., notre route virait plein sud à travers le désert pour HAMA et ses célèbres "NORIAS" pour rejoindre à l'ouest le CRAC des CHEVALIERS puis la traversée du LIBAN par TRIPOLI, BEYROUTH et BAALBEK l'antique et célèbrissime cité gréco-romaine. Un retour en SYRIE par DAMAS, la plus ancienne capitale du monde encore capitale aujourd'hui, puis passage en JORDANIE par AMMAN et PETRA, enfin en ISRAËL par JERUSALEM et TEL-AVIV. Il y eut des temps forts tout au long du voyage et ce dès la première étape à VILLEFRANCHE-SUR-MER où l'écrivain cycliste Louis NUCERA nous attendait à l'hôtel Patricia. En compagnie de son épouse Suzanne, celui qui devait disparaître dans les conditions tragiques que l'on sait, tint à partager avec nous le repas du soir ; il voulut également nous faire partager sa passion du cyclisme et nous émerveilla toute la soirée par sa connaissance de cette discipline - une véritable encyclopédie - émaillant ses récits d'anecdotes toujours intéressantes et pittoresques. |
Son extrême prévenance à notre égard, le respect qu'il portait à notre voyage, épopée suivant son propre terme, sa gentillesse et son humanité, nous touchèrent profondément et nous ressentons d'autant plus aujourd'hui notre tristesse d'avoir perdu un écrivain certes renommé, mais aussi et surtout un homme simple, bon et généreux, toujours soucieux des petites gens qui peuplent tous ses livres. Lorsqu'il nous quitta vers 22 heures, je ne m'imaginais pas que je ne le verrai plus, lui que je rencontrais chaque année à Saint Etienne pour la Journée du Livre en octobre et avec lequel j'avais décidé de monter enfin, "les Soleils de l'automne" le dimanche matin, de Saint Etienne à la Croix de Chaubouret comme il le faisait chaque année en tête du peloton des cyclo-écrivains depuis sa première édition. Il y eut aussi la bénédiction du Pape à ROME le mercredi 11 avril sur le parvis de la Basilique Saint Pierre pour laquelle nous avions reçu, par l'intermédiaire de mon frère prêtre en France à Piennes (54), des cartes d'invitation numérotées nous octroyant les meilleures places tout près du Saint Père. L'hôtel Baron, à ALEP, en Syrie, où nous avons logé et où règne encore le souvenir d'illustres pensionnaires : Laurence d'Arabie qui y séjourna longtemps, Agatha Christie qui écrivit son roman "Le crime de l'Orient Express" et le Général de Gaulle en mission dans les années vingt, vingt cinq et dans lequel j'ai oublié un cuissard des Cent-Cols ! Pour marquer inconsciemment peut-être mon modeste passage.. De même à DAMAS, grâce à un père jésuite recommandé par un ami d'origine libanaise, nous avons été hébergés au couvent Saint Paul construit sur les lieux mêmes où l'apôtre eut la révélation du Christ sur ce qu'on appelle "son chemin de Damas". D'autres lieux comme le château du CRAC des CHEVALIERS construit par les Croisés en Syrie qui l'occupèrent durant cent soixante ans avant que les Ottomans en prennent possession et qui est resté dans un état remarquable, comme s'il venait d'être édifié ; d'autres encore comme tous les vestiges des merveilles grecques ou romaines, très nombreuses en Turquie, Syrie ou Jordanie, sans parler de BAALBEK au Liban. J'ai pu même, au hasard d'une visite de PAMUKKALE en Turquie, me recueillir sur le tombeau de l'apôtre Philippe martyrisé ici à HERIOPOLIS en l'an 80. Nous avons aussi rencontré beaucoup de gens intéressants comme ce sculpteur syrien qui nous offrit l'hospitalité de sa maison et le thé de l'amitié servi dans un salon typiquement oriental avec tapis et coussins et où l'on avait dû se déchausser pour entrer : nous y sommes restés plus d'une heure ! Tout comme chez ces bédouins, sous leurs tentes plantées à plus de deux mille mètres d'altitude en haut d'un col entre BEYROUTH et BAALBEK où nous avons bu le thé et le lait fraîchement tiré de leurs brebis. Malgré la barrière de la langue, l'émotion était là, palpable, et nous avons même chanté "Ce n'est qu'un au revoir" après avoir échangé des cadeaux et pris beaucoup de photos. Au Liban toujours, un chauffeur de bus, après sa tournée, nous a fait visiter BEYROUTH et a dîné avec nous pour quelques francs. Mais le meilleur accueil de la population, contrairement aux idées reçues, nous a été réservé en Turquie où malgré la grande pauvreté de nombreux habitants, la générosité a toujours été présente ; dans chaque village d'étape ou de repas de midi, on nous offrait des gâteaux et bien souvent, le thé commandé au bar était gratuit ou déjà payé par des consommateurs. La curiosité des Turcs, surtout celle des enfants, était évidente : ils voulaient toucher nos vélos, lire nos plaques de cadre qui les fascinaient et leur sourire en disait long sur le plaisir qu'ils avaient à nous rencontrer ne fut-ce qu'un instant. Ce voyage restera à jamais gravé dans nos mémoires tant nous avons vu de choses merveilleuses, de sites remarquables et de gens intéressants comme ce couple de cyclo-campeurs russes venus de Saint Petersbourg rencontrés en Turquie en train de réparer une crevaison entre ANALYA et ANAMUR et avec lesquels nous avons trinqué au coca offert par des infirmières turques devant leur clinique ! La ville de JERUSALEM enfin, la vieille ville surtout, ceinturée d'énormes murailles très hautes percées de portes monumentales, comprenant le quartier chrétien avec l'église du Saint Sépulcre, la Via Dolorosa, le Calvaire, le quartier juif avec le Mur des Lamentations, le quartier musulman avec les mosquées d'Omar et d'El-Aqsa et le quartier arménien avec la cathédrale Saint Jacques. Nous avons aussi visité BETHLEHEM, le Jardin des Oliviers où le Christ a passé sa dernière nuit après la Cène et assisté à une messe le jour de l'Ascension dans une petite église, en réalité une mosquée, située à l'endroit même où Il se serait élevé dans les cieux. Ce voyage de deux mois à onze personnes, ce qui n'est pas une mince affaire avec les difficultés rencontrées, aléas de la météorologie, rudesse du relief, fatigue accumulée tout au long du périple, sans compter la "turista" qui a commencé à frapper la plupart d'entre nous dès le milieu du parcours turc, nous a obligés à le vivre en communauté quasiment autarcique et pour le vivre le plus correctement possible, accepter l'autre avec ses différences. Il nous aura fallu beaucoup d'humilité, de tolérance et surtout d'amitié. Mais ces trois vertus essentielles ne sont-elles pas les piliers du cyclotourisme ? Ce voyage en tout cas nous en aura fait prendre conscience... Philippe DEGRELLE N°3165 de RAPHELE-les-ARLES (Bouches du Rhône) |