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La collection manquée

Revue N° 27 Page 23

Notre civilisation des loisirs voit proliférer une ribambelle d'originaux soucieux de se distinguer par n'importe quel moyen, les collectionneurs.

Du papillon à la machine à vapeur en passant par la chaise percée et le bicorne impérial, c'est souvent un problème d'encombrement qui détermine le choix. C'est pourquoi, par manque de place j'ai choisi de collectionner les cols. Pas les cols de chemises ou de pyjama, c'était encore trop d'espace pour mon modeste logis, les cols de montagne. Mais que vaudrait une collection condamnée d'avance à l'incomplétude ? A contrario , me limiter aux cols de mon département ou même de ma province m'a paru manquer de panache et tout juste bon à provoquer un sourire de commisération, à supposer que me vienne l'idée prétentieuse de m'en glorifier.

J'en étais là de mes perplexités lorsque tout à coup : " Bon sang, mais c'est bien sûr ! " l'évidence me sauta dessus comme ma belle-mère pour mon anniversaire : j'étais à 2 doigts, je veux dire à 2 cols, de la collection complète des cols routiers européens de plus de 2 000 mètres. Restait à aller les épingler ... dans les Carpathes. Là, je vous arrête tout de suite, je sais ce que vous allez me dire : j'oublie le Caucase. D'accord, mais sait-on où s'arrête l' Europe ? Les géographes l'ont limitée arbitrairement à l'Oural et à lstanbul, alors le Caucase....

Ce litige réglé à ma convenance, en route pour les steppes de l'Europe Centrale. L'Orient-Express me dépose à Vienne. Traverser la puszta hongroise dans un furieux vent debout (en bout) relativise fortement les joies du cyclotourisme. L'aube du 5ème jour me voit aux prises avec les premiers reliefs des Carpathes méridionales où m'attendent mes deux cols. L'amuse-gueule indigeste du Pasul Lotru me fait craindre pour le plat de résistance, le Pasul Urdele : 8 à 900 mètres de dénivelée pour se hisser à 2240 mètres, une distance évaluée à 20 km d'après ma carte au 1/800 000, en théorie rien à dire.

Seulement, l'état de la piste est proprement décourageant. Qu'à cela ne tienne, je n'ai pas fait tout ce chemin pour rien, et dussé-je tout faire à pied, on va voir ce qu'on va voir. Et on voit en effet un rustique panneau d'interdiction dont le texte en moldo-valaque m'inspire autant que s'il était en hébreu.Voilà qui met une sourdine à mes velléités fanfaronnes. Et naturellement, personne pour m'informer. Restons calme. Il est déjà tard. Si la coupure se situe loin d'ici et qu'elle est infranchissable, il faudra dormir à "l'albergo della luna" sur un sol peut-être pas couchable et sous un ciel peu avenant. Circonstance aggravante, le panneau semble dater de l'empereur Trajan et l'état des lieux n'a pu évoluer qu'en pire. Pas vrai qu'elle est bonne, celle-là ? Pas assez grosse pourtant pour masquer l'étendue de ma déception : ma collection à jamais incomplète.
Ce n'est pas une raison pour renoncer au second, le Pasul Bilea, 2024m. Gratuitement, cadeau du gardien, j'ai dormi au refuge forestier d'0ticu, au bord du lac Vidraru, et si je démarre d'une pédale molle, c'est qu'il s'agit aujourd'hui d'un baroud d"honneur au résultat plus que douteux, car, là aussi, la route est interdite depuis Corbeni. C'est un panneau géant qui m'en a informé hier au soir, et il ne remontait pas à l'époque de Décébale, celui-là.

Cette fois, c'en était trop, je ne me dégonflerais pas comme la veille. J'ai donc passé outre, bien conscient de l'ampleur du risque : Corbeni est à la borne 55, la coupure annoncée à 102, c'est-à-dire à 18 km du col. Et ce n'est pas tout, le tunnel sommital, 5 mm sur ma carte, mesure donc 4 km, sûrement sans éclairage, et la chance aidant, peut-être courbe. Sans lumière ou presque, la situation se présente mal. Voilà pourquoi je quitte 0ticu aussi gonflé que le boxeur convaincu qu'il va prendre la raclée de sa vie. Mais enfin, deux échecs sans rien tenter, j'aurais donc tant changé ?

La fatidique borne 102 apparaît enfin. Le décor est de plus en plus alpestre. Aucun panneau ne vient rappeler l'interdiction. Pourtant la route reste déserte, entretenant mon inquiétude ... jusqu'à la rencontre d'un cyclo roumain venant du col. Pas d'échange possible, du moins en paroles. Il exhibe une feuille de route attestant sa participation à une quelconque transcarpathique, attire avec fierté mon attention sur la mention de son âge, 52 ans. Avec 7 fois mes doigts écartés, je lui assène le mien, histoire de lui démontrer la relativité de son exploit et de lui en boucher un coin. Non mais....

En tout cas, cette rencontre a provoqué en moi un soulagement immédiat, et c'est le coeur léger que je tricote les derniers lacets à moitié obstrués par la neige. A défaut de chasse-neige, le soleil finira bien par en venir à bout, et on pourra alors retirer le panneau de Corbeni. Et la fortune, toujours souriante aux audacieux, m'offre la double surprise d'un tunnel droit et d'à peine 1 km.

La randonnée peut continuer de Carpathes en Transylvanie. De superbes paysages de haute et moyenne montagne, des campagnes traditionnelles et bien vivantes ponctuées d'édifices religieux d'une grande originalité.

Au cours de ce voyage, l'occasion m'a même été donnée d'enrichir joliment mes connaissances avec la révélation qu'Attila se prénommait Joseph si l'on en croit (mais pourquoi en douter ? ) la plaque d'une grande avenue de Budapest. Que Mathusalem aussi, était un Joseph et que la Bible s'est trompée d'un zéro au sujet de son âge. Vous croyez que je plaisante ? Allez vérifier au cimetière croate de Busvetina où sa tombe atteste qu'il est mort à 90 ans. Je le sais parce que j'y ai passé une nuit d'enfer sous l'abri précaire d'une galerie.

Ces petites compensations m'ont bien aidé à digérer l'amertume de ma collection manquée.

Michel PERRODIN N°26

de TALANT (Côte d'Or)


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