Une tradition maintenant bien établie : finir l’année, au plus près du dernier jour, en franchissant un col et commencer la suivante, dès que possible, par la conquête d’un autre. Souvent, à ce moment de l’année, ce sont des cols d’altitude modeste. Nous sommes le 2 janvier 2003. De l’autre côté des Pyrénées, il reste encore «de quoi faire» et le temps sera peut-être moins inquiétant qu’ici, à Font-Romeu. Le tunnel du Cadi réduit la distance jusqu’à Baga d’où nous partons, une nouvelle fois. Une incroyable douceur nous fait oublier l’hiver, le soleil est bien là et nous partons vers le but de la petite balade : le col d’Escriu (1509m). Je l’ «écris», donc, puisque c’est la traduction de son nom en catalan, après en avoir fait l’ascension en le dédiant à Daniel, disparu trop tôt, beaucoup trop tôt, un sombre jour de Novembre. Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ? Parce que je pense à lui, tristement, ce 2 janvier en partant, en mesurant ma chance de goûter encore un jour de vie, dans une nature frileuse qui profite de degrés inespérés. La petite route, qui, un jour, nous mena jusqu’au col del Pal, celui que l’on voit, côté français, haut perché au dessus de La Molina, s’élève rapidement pour s’engager dans la vallée du Riu Greixer. Un coureur à pied avance aussi vite que moi mais, certainement pour ne pas m’imposer cette honte trop longtemps, il plonge sur un sentier, à droite, à l’endroit même où nous quittons la route pour prendre, à gauche, une piste assez pentue vers le hameau de Greixer, la ferme d’en haut. Un joli détour pour arriver dans cette échancrure inaccessible depuis la grande route pourtant seulement à 100 mètres de là. En passant en contrebas, souvent, nous n’avions vu de ce village que sa petite église. Elle est là, belle réminiscence d’un temps et d’un art si loin dans le passé… |
…Et Daniel, si vivant, si riant, est parti s’inscrire dans un coin de ce passé. Moi, je pédale. Bien sûr, je savais sa maladie mais il la traitait, en public, avec tant de désinvolture, lui accordait si peu d’attention que je ne pouvais pas, et ne voulais pas, admettre cette possible ou imminente issue… Mais il était simplement discret et formidablement courageux. Le village de Griexer accumule, dans ses belles pierres, la précieuse chaleur de ce soleil d’hiver et je lui tourne le dos pour reprendre, sur la piste, l’ascension du col. Les bois dissimulent la sortie et, par moments, quelques points de trop dans le pourcentage me contraignent à mettre pied à terre. Passé et présent mélangés, je marche, plongée dans de lourds souvenirs : Daniel me parle, sur d’autres pentes où nous cheminions à côté du vélo, dans ce petit groupe deux fois par an reconstitué au pied de dizaines de cols qui n’avaient aucune chance de nous échapper… …Daniel, lui, vient de nous échapper involontairement mais surtout définitivement. Je regarde autour de moi, pour ne rien manquer, puisqu’il en est privé, comme tant d’autres. L’ascension aura duré 9,5 km. Au sommet, le Pedraforca nous offre un profil inconnu; une fois de plus, le pique-nique est comme un festin dans un théâtre de nature, de silence, de senteurs et de rencontres uniques, deux isards venant de libérer sportivement le petit replat herbeux parfait pour une brève pause. Là encore déferlent les images et la bande son de nombreux pique-niques, comme ces photos de famille dont les personnages, si on les fixe un peu trop longtemps, semblent s’animer. Absente quelques instants du présent, j’y suis ramenée par la voix d’Alain qui donne le signal du départ. Le col d’Escriu a un voisin immédiat, le col de l’Abaiol, une formalité sur le chemin du retour, une visite rapide et l’abandon de la fin du programme dont je peux dire, encore, ce sera pour un autre jour… Chantal Sala CC 3654 |