Sept heures 30, le matin. Un peu morose devant les conditions incertaines, il enfile une petite laine, se hisse en selle et entame son morceau de bravoure : les trois cols : Furka, Susten, Grimsel, tous trois de plus de deux mille mètres. Il est là suspendu sur son fil entre Gletsch, qui s'enfonce sous lui et le glacier du Rhône si proche semble-t-il. Il passe sur les rails d'un des plus audacieux chemins de fer d'Europe, l'Express des Glaciers dont certains tronçons, les plus pentus, sont à crémaillère et qui s'enfonce là-bas dans un tunnel pour reparaître sur l'autre versant de la montagne. Andermatt. La Reuss a profondément entamé la montagne : c'est le défilé des Schollenen, un passage héroïque. Il suit des yeux le chemin primitif qui franchit le torrent sur un "Teufelsbrücke". L'étroite vallée a depuis été forcée par trois routes successives, la soumettant au flux incessant des automobiles. Il évoque les temps anciens où le voyageur isolé s'aventurait en ces lieux propices aux embuscades avec un pincement au coeur. Au sortir des gorges, s'amorce la deuxième ascension : une route qui s'élève par un pourcentage uniforme dominant une large vallée herbagère où s'égrènent de vastes granges. Il grignote la pente à petits coups de pédale aisés. Bien mis en selle, les mains en haut du guidon, il a le regard lointain du capitaine au long cours, ignorant superbement la piétaille motorisée qui accède indignement en ces lieux réservés à l'élite. Il reste heureusement le vélo pour se distinguer du vulgaire. Alors qu'il pressent l'approche du col à un vent glacial et déferlant, les nuages, qui insidieusement s'étaient emparés de sa grande carcasse, se subliment. Passé le tunnel sommital, il pose pied à terre et découvrant soudain les besoins inhérents à l 'humaine nature, il mange sur le pouce mêlé aux touristes, décidé à attendre la fin de la bourrasque. Mais, bien vite abruti par le brouhaha des singes hurleurs, il se rue dehors et lance dans la descente son frêle esquif. Dans le vent et la neige fondante, avec la vitesse et le froid, il claque des dents communiquant son tremblement au cher vélo. Dans ces conditions un tant soit peu délicates, il négocie les virages à la limite de l'adhérence tout en guettant l'approche des basses altitudes, gage d'un progressif réchauffement. |
A Innertkirchen, non loin de Meiringen, il retrouve soleil et chaleur avec béatitude et attaque, le moral soudain gonflé à bloc, le Grimsel dont il gardera forte impression. Seul village, Güttanen anime un sévère massif granitique profondément érodé par la sauvage vallée de l'Aar, exploitée au moyen des barrages de la Handegg. Les voitures souffrent énormément en ces lieux : le T.C.S. a disposé régulièrement des points d'eau. Ainsi un véhicule immatriculé 59 a le capot relevé afin de refroidir le radiateur qui laisse échapper une fumée de mauvais aloi. Au passage, le chauffeur lui demande si le sommet est encore loin. Bien que ses yeux découvrent le massif pour la première fois, il peut le renseigner avec certitude : le passage se positionne à deux kilomètres 500. Une précision si grande étonne le touriste en difficulté, mais le cycliste lui apprend qu'à vitesse raisonnable, on a le temps de décompter les bornes qui sont ici hectométriques. En prime, il lui dit l'ivresse du cycliste, sa palpation tactile de la montagne qu'il partage de concert avec l'aigle altier et le chamois au pied sûr. Il lui parle du chant du torrent et du sifflement du vent dans la faille rocheuse. Le Nordiste le regarde d'un air inquiet et lui montrant le radiateur qui fume toujours, il ramène à des préoccupations plus réalistes : "Vous au moins, vous n'avez pas ce problème-là !" Eh, non, mon bon monsieur ! Et définitivement convaincu de la supériorité du vélo sur l'auto, il déploie ses ailes et se pose au-dessus des contingences et au sommet du Grimsel. Philippe Tamignaux CC 4733 |