Il y a quelques jours, mon gamin de 14 ans me jetait à la figure que, quoi qu’il arrive, je ne serai jamais heureux, que je ne reconnaîtrais pas le bonheur même s’il se livrait à moi, pieds et poings liés. A 14 ans, il veut me donner des leçons, ce rigolo. Bon, j’admets que le bonheur, ce n’est pas tous les jours que tu le trouves sous le sabot d’un cheval ou dans un cale-pied (j’en suis resté à cet outil de l’ouvrier du cycle d’autrefois !). Si à quarante ans, je me suis indéniablement ramolli, il me reste encore nombre de souvenirs. Et je m’en vais te dire ce qu’est le bonheur pour moi, le bonheur indicible. Le bonheur, c’est aussi simple qu’un coup de pédale (suivi de beaucoup d’autres) ! Tu prends ton vélo, tu lui colles quelques sacoches sur le dos que tu bourres de nécessaire pour deux semaines et tu prends la tangente direction la montagne. Pas les Vosges, que je connais un peu pour les pratiquer depuis un quart de siècle mais celles qui te mènent à l’orgasme dès que tu franchis le seuil fatidique des 2000 mètres d’altitude. Avant, j’dis pas qu’ça n’en vaille pas la peine mais c’est pas pareil. Il y a un truc qui fait que le cap des 2000 franchi, t’es plus le même cyclo. Il y a comme une sérénité qui te remplit le coffre et qui te fait frémir de la tête aux pieds. D’ailleurs, à propos de la tête, il te reste des souvenirs pour l’éternité que tu peux conter lors des longues soirées d’hiver au coin de la cheminée qui crépite doucement. Evidemment, maintenant que je t’ai mis d’une certaine façon l’eau à la bouche, peut-être aimerais-tu que je t’en raconte quelques uns ? Bon, allez, si t’es toujours avec moi, je vais commencer par le premier, celui qui m’a donné envie de continuer : le col de l’Iseran. Je partais avec des sacoches depuis Bourg Saint-Maurice et me lançais à l’assaut du monstre. Près de cinquante bornes à grimper dont les 17 derniers après Val d’Isère qui semblaient sévères. Il faisait beau et chaud ce jour de 1980. Je venais de fêter mes 18 ans et je ne doutais de rien en ce temps là. Et surtout, je n’avais pas encore de comique chez moi qui me parlais de bonheur ! En c’temps là, j’étais à mon compte et le bonheur, j’allais le cueillir pour moi et seulement pour moi. La montée fut longue et je me souviens des quelques tunnels sans lumières qui rendaient la route dangereuse. Je n’hésitais pas à m’arrêter pour récupérer sans pour autant perdre de vue mon objectif, franchir le col avant de plonger dans la vallée pour y trouver un gîte et y passer la nuit. Je traversais Val d’Isère en me souvenant de ses champions de ski et en m’attendant à les voir surgir à chaque instant devant moi. Après le village, c’est le désert. Plus rien à l’horizon que le col. Les 2770 mètres, il faut les mériter. Pour montrer ma bonne volonté, j’arrose la route de ma sueur. Val d’Isère disparaît tout doucement pour ne devenir qu’une grosse tache dans le paysage. C’est bon signe, ça veut dire que je ne suis plus très loin du bonheur. Lorsque j’aperçois le panneau du col, je suis fou de joie et je libère mes dernières forces en sachant que la descente ne me demandera pas beaucoup d’efforts, juste rester sur la route. Avant tout, je prends quelques photos : mon vélo et le panneau, le panneau et le vélo, la chapelle en pierre de taille qui se trouve à proximité, le paysage qui s’offre à moi. Il fait froid maintenant. Je me réfugie dans le bistrot du col et je descends un thé bien chaud pour ramener la machine dans le droit chemin. Le reste n’est plus qu’une formalité. Je gueule comme un veau dans la descente pour hurler ma joie… et sans doute effrayer la faune du coin. |
Quelques jours plus tard, je m’attaque au col du Galibier via le col du Télégraphe. Je me rappelle surtout l’arrivée sur Plan Lachat et l’impression que j’avais de m’attaquer à un truc de fou. Les lacets taillés dans la montagne semblent interdits aux cyclistes tellement ils paraissent inaccessibles à la simple force du mollet. Bon, c’est vrai, je le reconnais, j’ai un peu triché, j’en ai utilisé deux ! Et là, ça a marché, tout en roulant, bien sûr. N’allez pas imaginer que le bonheur, c’est de marcher à côté d’un vélo. Ca va pas, non ! Cette deuxième partie du col me réservait un final dans la neige. Je roulais durant quelques hectomètres entre deux murs de neige. C’était nouveau pour moi et vraiment inattendu. Je me souviens aussi de ma lente progression vers le sommet qui laissait le temps au bonheur de s’installer, de prendre possession de mon corps et de mon esprit. C’était beau. Je le sentais là, en moi, en train de faire son œuvre et de m’élever spirituellement autant que physiquement. Le tunnel me rappelait les Forçats de la Route qui devaient en baver autrement que moi dans le temps où les routes tenaient davantage du sentier ou du chemin. Comme ils devaient martyriser leurs organismes ! Et leurs vélos, rien à voir avec nos 18 vitesses. D’ailleurs, Desgrange, qui a son mémorial au début de la descente sur l’autre versant, a refusé durant des années l’usage du dérailleur sur son épreuve. Un sadisme de plus ? Mais quelle histoire magnifique, quelle épopée cycliste, que d’authentiques héros fourmillent en ses pages ! Ils m’ont fait aimer le vélo. Ils m’ont donné envie de m’attaquer aux mêmes cols qu’eux afin de connaître leur bonheur et aussi leurs difficultés à franchir l’obstacle, leur respiration raccourcie par l’effort violent, leur désespoir lorsque l’Homme au Marteau vient les frapper. Coppi me donna envie de grimper au col du Stelvio. Ce sera quelques années plus tard. Au départ de Pratto allo Stelvio. Et toujours avec des sacoches. Un sadisme supplémentaire cependant avec des virages numérotés et un compte au moins double à ceux de l’Alpe d’Huez. Et pour couronner le tout, le col est visible de loin. La route est comme un serpentin qui se repose à flanc de montagne. Mais c’est bien le seul à se reposer ! Le cyclo, lui, fait le compte des virages. A chaque tournant, hop, un de moins avant l’extase. Le temps n’est pas très agréable. Pour rouler, c’est pas mal. Ca permet de rafraîchir la machine. Fausto est là haut, il me regarde depuis sa stèle. Le héros des héros, mort à quarante ans. L’albatros de l’histoire du cyclisme, conçu pour rouler, descendu de bicyclette, il ne tenait pas debout. Cinq tours d’Italie, deux tours de France, six années de guerre, les camps de prisonniers, la maladie, le record de l’heure en plein rationnement. Un homme élevé au rang de prophète du cyclisme. Des cols, j’en ai franchi quelques uns en vingt ans. J’en ai oublié bon nombre d’entre eux alors même que leur ascension m’avait épuisé. Je pourrais encore parler des cols alpins, pyrénéens et d’ailleurs qui m’ont marqué de leur quiétude, de leur beauté, de leur lac au sommet, de leurs cascades qui mouillent leurs flancs, de leurs animaux qui vous observent comme des bêtes curieuses, de leurs maisons accrochées à flanc de montagne qui traversent les ages et tous les temps… Mais à quoi bon ! Rien ne vaut sa propre découverte. Un col, finalement, c’est un obstacle à franchir, à tout prix, coûte que coûte. Un col, c’est un défi à relever, mais un défi envers soi-même. Un col, c’est vivre plus intensément, au rythme de l’effort que l’on fournit. Un col, c’est pour être heureux, pour que le corps exulte. Un col, c’est vraiment ça, le bonheur. J. Schultheiss CC 1694 |