L'Ami Jean

Jean était un joyeux poupon. À peine avait-il appris à mettre un pied devant l'autre, qu'assis sur son petit vélo à trois roues, il sillonnait la maison et les allées du jardin. C'était un ravissement que d'entendre ses éclats de rire, d'où son surnom "Jean qui rit".

Avec son Certificat d'Etudes Primaires, il eut son premier vrai vélo. Apprenti menuisier, 50 h par semaine ne lui laissait pas beaucoup de temps pour pédaler, Jean ne riait pas souvent.

Après le service militaire, le mariage, les enfants, le jardin, le vélo était passé aux oubliettes, il ne l'utilisa que quelque temps pour aller travailler.

Vers la trentaine, dans les années 70, quand notre Fédé actuelle effectua sa mue, il fît le choix. Il accepta une mutation au pays des cigales. Lui, le Picard découvrit le mistral, le Ventoux, la Drôme, l'Ardèche et autres merveilles, Il racheta un vélo puis un autre, une belle randonneuse "Motobécane" qui lui fit retrouver le sourire. Terminé d'être le Jean qui pleure. C'était Jean qui rit au pays du soleil ; il animait un club, il chassait les cols.

Puis, c'est vers le pays des sources qu'il allât terminer sa carrière, vers le mont Lozère, la Margeride, l'Aubrac, les grands causses. Le pied. Pensez donc, huit feux rouges dans tout le département ! Le dicton dit que rire c'est manger un bifteck, alors lui il engloutissait des rôtis entiers. Pour la retraite, il s'établit à la ville, un peu plus au sud, là où le printemps vient plus tôt, aux pieds des grands causses, où le Tarn se marie avec la Dourbie, au paradis...

Ainsi va la vie de Jean qui rit. Aujourd'hui il chasse les cols, bientôt 1000. Il a quitté son club local, il a laissé la place de secrétaire, cela va trop vite, et il y a plus de vélo que de tourisme. Lui, l'ancien, n'est plus dans le coup. Toute sa vie, il avait pensé bande de copains, groupe d'amis, jeunes, sorties vers et avec les autres clubs, Pâques en Provence, Semaine Fédérale etc, etc... Il construisait.
Aujourd'hui, on vient, lui semble-t-il, pour chercher plus que pour apporter. On a des droits et pas beaucoup de devoir. Autres temps, autres mœurs.

Comme Jean monte doucement (il dit : eux ils grimpent, moi je contemple), il a le temps de penser à l'avenir. Pour la première fois de sa vie, il ne construit plus. Sauf son propre destin. Les copains sont rares, atomisés en petits groupes d'intérêts. Il observe, avec le détachement que l'on accorde aux hommes d'expérience, (c'est comme ça qu'il faut parler des vieux : c'est bien ainsi, lui avait expliqué un docte psy) la mutation de la société. Il n'est plus que le maître de son temps. Privilège lui dit ceux qui bossent ; oui, peut être.

Et Jean doucement regarde le temps passer. Il aurait aimé s'asseoir sous l'arbre aux palabres, avec les autres anciens, pour raconter aux jeunes comment il avait monté tel col, pour les écouter raconter leurs exploits, pour voir briller la petite lumière au fond de leurs prunelles et pourécouter leurs rires et leurs doléances.

Il pense et il espère qu'ils, (les jeunes), sauront eux aussi être des Jean qui rient. Mais il doute que ces rires seront aussi francs et frais que ceux de sa jeunesse. Pour lui, le vélo c'était l'évasion, la découverte, le bonheur de se retrouver entre copains après une bonne journée de grimpe.

Être dans l'équipe dirigeante, quand on en a les moyens, l'envie, la disponibilité, c'était apporter la contrepartie de ce que le groupe nous donnait, et s'il y avait quelques indécrochables aux postes de dirigeants, ils étaient autant donneurs que d'honneur, et c'est plus pour faire que pour paraître.

Aujourd'hui, c'est un autre temps. La mercantilisation de tout ce qui fait notre vie, et qui est le résultat de la pensée politico-économique qu'on appelle le libéralisme, qui induit que tout, absolument tout, doit toujours être encore plus compétitif, apporte plus de problèmes que de sourires, lui semble-t-il. Jean ne tremble qu'un jour ; on ne découvre un "Cent Cols" victime de la tremblote, faute de n'avoir pas déclaré assez de cols.

Jean pense que chez les "Cent Cols", la dynamique est là, Toujours plus de monde (pas sûr que l'esprit montagnard qui guidait les premiers soit toujours aussi présent). Mais, on sent poindre, à la lumière de quelques campagnes, des velléités réformistes, inflationnistes, ou d'impatiences.

Toutes choses en général bien mal vues. Ici comme ailleurs, D'aucun exige, en menaçant de partir, que l'on respecte l'ordre établi. Et ici comme ailleurs, inutile d'invoquer, par exemple l'article XV de la déclaration des droits de l'homme et des citoyens qui dit : "La société a le droit de demander compte, à tout agent public, de son administration."

Alors, est-ce un problème entre le passéisme et l'avant-gardisme ?
Dans notre société, où la vitesse devient un étalon, où l'efficacité (souvent confondue avec la rentabilité) est de mise, (zut, sur ce parcours il n'y a que 10 cols) où la réalisation de son "soi" a tendance à prévaloir sur le bien commun, il faut, pense Jean, prendre le temps de regarder, d'écouter, de comprendre. De comprendre, par exemple, qu'on ne peut rien contre l'évolution et de comprendre et d'accepter qu'un groupe, quand il a une forte croissance, génère une dynamique telle, qu'il ne sert à rien de freiner des quatre fers : on ne risque que le dérapage.

Jean est un ancien artisan : en modeste créateur, il sait que le fond, c'est le métier. Il sait aussi que la mode, sans le métier, ce n'est rien.

Jean voudrait dire aujourd'hui, à ceux qui doutent, qui piaffent, qui pestent, à ceux qui veulent faire bouger le mammouth, à ceux qui, sûrs de leur légitimité, la main sur le coeur, crient aux voleurs, à ceux qui oublient que quand on vend du rêve, il faut en avoir en rayon, et qu'il ne faut pas oublier que certains rêvent en couleurs et d'autres en noir et blanc.

Amis :
Notre fond, c'est la montagne. Recentrons-nous sur la montagne, et si, pour la gagner nous devons gravir quelques collines et grappiller quelques taupinières, n'en faisons pas une maladie, montons les, mais le but, c'est la Montagne. La finalité ce ne sont pas quelques lignes de plus sur la liste des membres, ou la place au plus près de la tête de liste, ( ça c'est la mode).

N'oublions jamais la Montagne. C'est elle qui nous fait rêver, qui nous fait retourner à nos désirs d'enfant, vous savez, les enfants, ceux qui rient, comme Jean.

Pour le reste, achetons-nous, chacun, une burette et en laissant du temps au temps, relisons ces trois locutions :
"Il n'y a pas d'effet sans cause"
"Modus vivendi"
"L'abus n'enlève pas l'usage".

Gérard MAUROY N°3664

de MILLAU (Aveyron)