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Le Tourmalet dans tous ses états

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Une fois passé le cap, au demeurant modeste, des deux fois cents cols différents, j'ai éprouvé le besoin d'effectuer un retour en arrière afin de savoir pourquoi et comment j'en étais arrivé là. Tout a commencé par une expérience douloureuse...

C'était en l'an de grâce 1981 ; j'étais encore, pour mon malheur, assidu du ballon rond et je ne m'adonnais aux joies de la bicyclette qu'épisodiquement durant les mois d'été, ne parcourant dans le meilleur des cas que 2000 km par saison. Ma campagne charentaise, pourtant relativement vallonnée, ne suffisant plus à mon désir de grands espaces, j'avais envie de tâter de la montagne. Le pari, car il s'agissait bien de cela, avait été scellé entre mon petit cousin, qui effectuait son service militaire au RIMA d'Angoulême, et moi, à l'occasion de l'une de ces soirées qu'il venait passer à la maison lors de ses permissions loin de son milieu familial palois. Comme je lui faisais part de mon attirance pour la montagne sous toutes ses formes, il m'avait invité à passer un week-end chez lui après la quille, en septembre, avec le projet d'effectuer ensemble une balade en vélo. Je profitai de l'occasion pour lui suggérer une ascension de col, et notre choix s'était arrêté sur... le Tourmalet, carrément. Lui, il ne faisait pratiquement jamais de vélo, en tout cas pas depuis qu'il était militaire, et possédait un vieux clou à huit vitesses qu'il avait dû sortir quelquefois pour aller à la rencontre de ses copains.

C'est ainsi que je me retrouvai, au milieu de ce mois de septembre 1981, à pied d'œuvre près de Bagnères de Bigorre, en compagnie de Charles et de Pierrot, son père et mon cousin, dans le but de réaliser une première pour moi : tenter de vaincre ce fameux Tourmalet. J'avais tout de même pris la précaution de faire remplacer mon 42 par un 38 sur mon fidèle Peugeot qui, avec 24 dents à l'arrière, devait m'amener au sommet en toute tranquillité pensais-je, fort de mes 32 printemps et de ma facilité dans les 9 km de l'ascension de l'Arbre, plus haut "sommet" de notre Charente, qui culmine à quelque 345m. A Bagnères vers 10 h et au sommet à midi, pensais-je...

A peine avions nous enfourché nos montures qu'un groupe de cyclos palois nous aspirait dans son sillage ; l'échauffement allait être rapide, trop sans doute. Heureusement, ce groupe s'arrêta prendre de l'eau à la fontaine de Sainte Marie de Campan, dernier point de ravitaillement avant le sommet, ce qui me permit de souffler un peu tout en examinant avec admiration une sorte de bête curieuse pour moi, aux mollets et aux cuisses impressionnantes, dont la randonneuse était bardée de cinq énormes sacoches, qui faisait semble-t-il le tour de France. Tout ce beau monde repartit en pagaille tandis que je finissais de compléter mon bidon. J'enfourchai promptement ma monture pour me lancer à la poursuite de Charles qui s'en était allé avec le randonneur aux sacoches, sans attendre Pierrot qui, de toute façon, avait décidé de s'arrêter à La Mongie. Je chassai comme un malade jusqu'après Gripp en ayant mes deux compères en point de mire. J'étais très surpris de la facilité avec laquelle j'avalais ces premières pentes en me disant que si cela continuait ainsi, l'ascension serait une simple formalité, commençant même à penser que certains cyclos de ma connaissance en faisaient un peu trop en narrant leurs randonnées montagnardes. Je rejoignis rapidement les deux fuyards peu avant l'épingle à cheveux qui contourne le lac du barrage d'Artigues. Là, je me rendis compte que les quelques km au cours desquels je venais de brûler l'essentiel de mes forces n'étaient qu'un modeste hors d'œuvre par rapport au mur qui se présentait à mes yeux ébahis.

Dés les premiers mètres, je coinçai sévère, bien que j'aie tout mis à gauche et je commençai à zigzaguer le souffle court, la bouche sèche. Charles, très à l'aise, était toujours sur son grand plateau et quelque chose comme 18 dents à l'arrière. Il ne semblait pas souffrir, bien posé sur sa selle en dépit de plus d'un an d'abstinence, service militaire oblige ! Il est vrai que le bougre était jeune et costaud, surtout après une année passée dans l'infanterie de marine. Seule la lenteur de notre progression lui posait un problème d'équilibre... quant à l'homme aux sacoches, il y avait bien longtemps qu'il nous avait abandonnés pour disparaître au prochain lacet. Au deuxième virage, la route était tout aussi pentue et il me vint l'idée de renoncer tant il faisait chaud à l'heure de midi, où le commun des mortels passe à table ; à ce propos, c'est sans doute à cause de l'heure que j'avais si faim et si soif, surtout soif car les raisins secs que j'avais emportés pour tout viatique commençaient à passer de travers. J'invitai bientôt Charles à ne pas m'attendre, sinon au sommet, m'ôtant ainsi toute velléité de faire demi-tour et de perdre la face. Il disparut donc prestement au rythme de son monstrueux braquet et je me retrouvai infiniment seul et désemparé. Quelques véhicules, rares à cette heure, me doublèrent, certains passagers m'encourageant chaleureusement. Je suppose que je ne devais pas être beau à voir tant ma souffrance était palpable et mon allure besogneuse, pensez donc avec un 38x24 !
Je ne sais combien de fois je dus mettre pied à terre, sans doute à peu près tous les km. J'atteignis enfin La Mongie après être passé sous les fameux paravalanches, tronçon de route difficile et désolé dans son environnement de béton, ce qui n'avait fait qu'ajouter à mon désarroi. Le plus dur est passé, pensais-je alors en me remémorant la carte ; mais il n'y avait à la station âme qui vive, en ce mois de septembre, et je n'avais plus d'eau et plus rien à manger, ayant épuisé ma provision de raisins secs. J'avais très froid malgré un beau soleil et j'enfilai tout ce que j'avais prévu pour la descente, ma veste de survêtement et mon K-Way. En fait, je l'ai appris depuis, j'avais été frappé par l'homme au marteau et sa terrible fringale, dès les premières difficultés, et c'était miracle que j'ai pu arriver jusque là. Je poursuivis péniblement jusqu'au bout de la station. J'avisai un couple et ses deux enfants en pique nique dans l'alpage non loin de la route. Je mis une énième fois pied à terre à leur hauteur, faisant mine de vider les quelques dernières gouttes de mon unique bidon avec l'air le plus accablé possible, ce qui ne relevait pas du grand art, dans l'espoir de me faire remarquer... Gagné ! la dame m'interpella, ce qui eut le don de me réconforter quelque peu et, ne voulant pas avoir
l'air, je m'approchai d'un ton détaché en remerciant.

- Vous n'avez plus d'eau ? répéta-t-elle tandis que je lorgnais en direction du splendide volatile doré et sans doute savoureux qui trônait au milieu de la table de camping, entre une miche blonde et croustillante et une tentante bouteille de rouge.
Joignant le geste à la parole, la dame sortit une bouteille de la glacière et me remplit le bidon à ras bord d'une eau bien fraîche, ajoutant :
- ça va aller maintenant ?!

Je me remis donc en selle non sans avoir remercié et échangé quelques vagues considérations sur les diffcultés de l'ascension, n'ayant osé quémander ne serait-ce qu'un quignon de pain pour calmer ma faim. Il ne me restait qu'à tenter d'achever de grimper les 4 ou 5 derniers km en lacets, conduisant à l'échancrure du col, que j'apercevais au-dessus de moi. Le moral étant un peu moins en berne grâce à l'eau fraîche de mon bidon et à l'amabilité de ce couple qui avait pris cinq minutes pour s'intéresser à moi ; réussissant à maîtriser ma fringale, je parvins à me hisser avec application jusqu'à la côte 2115 sans mettre pied à terre, soucieux de faire bonne figure devant mon cousin qui m'attendait depuis presque une demi-heure. Quant à l'homme aux sacoches qu'il avait réussi à rattraper, il devait à cette heure avoir traversé Luz et filer vers le Soulor et l'Aubisque.

Epuisé et transi alors que le soleil était au zénith - il n'était que 14h30 et le temps n'était pas spécialement maussade en cette fin d'été - je sacrifiai aux traditionnelles photos pour immortaliser mon premier 2000 avant même de connaître l'existence du club des cents cols, que je n'allais découvrir qu'en 1987 en prenant ma première licence à la FFCT. Mon cousin me devait une revanche que je lui fis payer illico dans la descente en lui mettant un gros quart d'heure dans la vue, à l'approche de Bagnères. En dépit de son jeune âge, il était déjà très mûr... et très prudent.

Je me souviendrai longtemps de cette randonnée et de l'accumulation d'erreurs qui ne me coûtèrent fort heureusement que le plaisir, une bonne défaillance et une douleur à un genou déjà abîmé par le foot, conséquence d'un braquet inadapté combiné à l'inexpérience de la montagne, voire de la pratique du vélo tout court. J'ai fort heureusement appris depuis et il n'est pas un col, ou presque, qui ne m'ait procuré un plaisir absolu, sans doute grâce au club des cents cols et aux nombreux récits publiés dans la revue, qui popularisent les précieuses expériences de ses membres grâce aux "travaux pratiques" que chacune et chacun d'entre-nous effectuons les beaux jours venus.

J'ai eu depuis bien d'autres rendez-vous avec le Tourmalet, jamais encore par Sainte Marie de Campan. Quelques dizaines de milliers de kilomètres d'expérience plus tard, un 32x21, deux bidons et un peu moins de deux heures suffisent aujourd'hui à en venir à bout à partir de Luz, avec, le cas échéant, une courte pose ravitaillement en son milieu, histoire de tenir en respect l'homme au marteau.

MORALITE :
Point trop ne compte sur les gallinacés d'autrui ;
Préfère tes propres provisions à celles,
Incertaines,
Des rencontres de fortune.

à Pierrot, qui s'en est allé...

Bernard FAURE N°3874

de BOUEX (Charentes)


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