Chemins de fer et bicyclettes. C'est un mauvais mariage. Jamais je n'ai vu vélos aussi rouges de colère que dans ce wagon qui nous conduit de Mestre à Milan. On aurait pu croire que, puisqu'ils étaient autorisés à rester sur la plate-forme de notre wagon, à deux pas de nous, ils se seraient gentiment contentés de papoter sur les menus détails de leur dernière épopée. De leurs nuits montagnardes, de leurs passages en tunnel, de leur plaisir dans la calme nature. Ils auraient pu se taquiner sur leurs crevaisons et autres avatars. Non. Rien de cela. Des vociférations, parfois méchantes contre nous. Des cris démentiels, pas toujours compréhensibles. Des injures de bas niveau, en wallon ou patois de Varèse. Nous étions honteux. Nous aurions aimé proclamer que nous n'avions rien à voir avec eux, mais dans le compartiment, nous n'étions que deux à avoir une allure de cycliste. Nous n'avions pas la conscience tranquille. Dans les pires ascensions, quand ils refusaient de dépasser le 6 km/h, alors que notre belle musculature était capable de doubler cette vitesse, nous leur avions promis plaines et merveilles vénitiennes. Des petites routes sans une seule voiture. Ils y seraient entourés de pigeons roucoulant. Nous les aurions lavés et graissés pour la photo souvenir sur la Place Saint Marc. Ils allaient faire le tour du Grand Canal, en roue libre, sur une gondole silencieuse. Ils y seraient admirés par des milliers de touristes qui parleraient toutes les langues du monde. Nous les porterions sur le pont du Rialto, pour qu'ils puissent admirer orfèvreries, masques de carnaval et les ballets nautiques des vaporetti. Ils auraient droit à nous accompagner sur une terrasse au bord de l'eau. Ils pourraient y entendre clapotis et chants de bateliers. On les laisserait goûter à nos queues de langoustes et à notre Pinot Grigio. |
Mais, plus Venise était proche, plus nous réalisions combien il serait difficile d'arriver en vélo, sur la digue encombrée qui mène à la Plazza di Roma, combien il serait désagréable de les mener dans le dédale des ruelles encombrées qui mènent à la Plazza San Marco. Nous nous sommes arrêtés dans la gare de Mestre. Nous avons négocié avec le chef de gare pour leur trouver le plus bel endroit de la consigne. Sans le leur dire, nous avons pris le premier train pour Venise. Dans Venise, nous avons erré dans le dédale des ruelles, nous avons flâné sur la Plazza San Marco, nous nous sommes attardés sur une terrasse, au bord du grand Canal. Nous n'avons partagé ni langouste ni Pinot avec personne. Finalement, nous étions tout juste à temps pour le train de Mestre-Milano. Pas le temps de les choyer. Rapidement, nous les tirons de la quiétude de la consigne pour les pousser dans la cohue des quais. Comble de malheur, le chef de train s'en empare. Il constate que leur compteur kilométrique est arrêté sur 69,69 km. Il en déduit une image morbide, les attache tête bêche au poteau central de la plate-forme. Ce qui explique, que, furieux, vexés, déçus, ils doivent s'époumoner pour se faire comprendre. Ce faisant, ils dérangent tout le compartiment et nous rendent honteux. Nous éprouvons de l'angoisse. A Milan, accepteront-ils de nous transférer, de nuit, de la Gare Centrale à celle de Garibaldi ? Jacques FRANCK N°4134 de NEUPRE (Belgique) |