En février 1999, Yves, mon ami cycliste, dévoreur de kilomètres, chasseur de cols, totalement dépendant du vélo au point que s'il reste plus de trois jours sans rouler, il devient soit déprimé, soit irritable, me propose de rejoindre cette année deux confréries: "les cinglés du Colombier" et "les fêlés du Ventoux". Quelques mois plus tard, c'est chose faite et nous voilà intronisés. Deux expériences merveilleuses où l'amitié prend toute sa valeur dans l'effort et où, inévitablement, lorsque l'on habite une région montagneuse et merveilleuse comme la nôtre, la vallée de l'Ubaye, fermée par sept cols, l'idée d'une confrérie chez nous, germe... Et si nos performances sportives pouvaient devenir utiles ? Pourquoi ne pas pédaler pour ceux qui ne peuvent le faire, car la vie les a affublés d'un handicap ? Pourquoi nos efforts physiques ne serviraient-ils pas une noble cause ? En plus, la fille de Gil souffre de la mucoviscidose ! Voilà, c'est trouvé, cette confrérie apportera, au travers d'une épreuve sportive demandant endurance et ténacité, un soutien moral aux enfants atteints de la mucoviscidose, et grâce aux frais d'inscriptions, une participation financière à la lutte contre cette maladie. Encore fallait-il, pour pouvoir l'ouvrir, qu'il y ait des cyclistes pour accomplir le parcours. "Yves ! Cette tentative on se la fait le 16 juin, parce que c'est un des jours les plus longs et qu'en plus c'est la pleine lune. On pourra partir tôt pour en faire un maximum à la fraîche". Et voilà comment nous roulons à 2h du matin, en direction du Col de Pontis où Bernard, doublement assermenté par ses fonctions, valide notre passage 1h30 après. Ensuite la montée du col Saint-Jean nous permettra d'apprécier les reflets de la lune sur le lac de Serre Ponçon... Dans nos préparatifs nous avions convenu que chacun articulerait sa nutrition en fonction de ses habitudes et de ses besoins. Nous arrivons au village des Thuiles où Hélène, l'épouse de Didier, nous rejoint. Nous quittons nos vestes à l'amorce du premier gros morceau : le col d'Allos. Nous avions prévu de rouler groupés durant les 90 premiers kilomètres, puis après, chacun son rythme. Il n'est pas possible de faire autrement dans une telle aventure. Je démarre donc car je me suis fixé quinze heures de selle, plus longtemps, je ne sais pas si je tiendrai le coup... Un circaète Jean le blanc croise au dessus de ma tête, dans les premiers rayons du soleil. Les oiseaux chantent, moi encore un peu, mais peut être plus pour longtemps. Le souffle se fait court. Mais voilà le col. Je tends ma carte de route en échange d'une boisson chaude, et je replonge dans la descente. J'arrive à Uvernet où m'attendent Michèle, mon épouse et Cécile ma fille. Nous aurons à présent deux voitures suiveuses, comme programmé. Il est en effet prévu qu 'aucun de nous ne se trouve plus de vingt minutes seul pour palier tout incident et pour disposer de ravitaillement. J'en prends un peu dans mes poches et un petit bisou me réconforte avant la prochaine côte. Les magnifiques gorges du Bachelard sont la porte des quelques trente kilomètres de la montée de la Cayolle où un troupeau de moutons montant à l'alpage bloque quelques instants mon ascension. Le faux plat de Bayasse me permet de souffler avant d'attaquer les huit derniers kilomètres, les plus durs. Déjà sept heures de route et je commence à avoir sérieusement mal aux fesses. Les marmottes qui me regardent passer égayent un peu ma solitude de leurs sifflets stridents (je suis seul depuis le pied du col). L'arrivée se profile avec le passage devant le refuge. Il y a un peu de monde qui s'extasie devant la beauté sauvage de ce point de passage entre les Alpes de Haute Provence et les Alpes Maritimes. A 9h45 Dominique, autre pointeur assermenté m'attend. C'est un collègue de travail, il a pris un peu de son temps pour venir certifier notre passage. "Merci Dominique. A plus tard. - Tu repars déjà ?- Oui, il en reste quatre et le temps passe". Je replonge et après avoir croisé Didier puis Robert et Yves plus bas, je retrouve Michèle à Bayasse. J'avale quelques barres en descendant sur Barcelonnette et finis le reste de ma gourde en roulant vers Jausiers. Pourvu qu'une voiture suiveuse arrive rapidement ! Sur le panneau à la sortie du village : col de la Bonnette, 24 km. Le plus gros morceau, mais la confrérie sera ouverte au sommet, si j'y arrive. Je passe le hameau de Lans où je rencontre Sonia, la fille d'Yves, qui sera suiveuse entre 12 et 14 h pendant que ma famille va se restaurer. Je fais le plein d'eau. La chaleur augmente, il est plus de midi et au-dessus de l'auberge "Halte 2000", j'ai un coup de fringale. Es-ce le panneau ? Non, je suis resté un peu en deçà de mes prévisions alimentaires car les 20 mm prévues seul se sont transformées en plus d'une heure trente. Je sais que cela va être dur, mais il faut que je m'arrête. Il me reste un oeuf que j'avale péniblement, l'estomac s'est noué. Enfin Hélène arrive, elle me donne une orange qui passe beaucoup mieux. |
Je repars à l'assaut de la plus haute route d'Europe. Au loin apparaît la cime de la Bonette et le long faux plat qui la précède regonfle toujours le moral. 11h 36 de route depuis le départ. La confrérie est ouverte, je domine la Tinée, je savoure les larmes aux yeux après avoir arraché les derniers 500m à 16 %. N'oublions pas pourquoi nous sommes ici : la lutte contre la mucoviscidose. Du plus haut de cette montagne je me sens une âme de guerrier. Luttons pour ces enfants malades ! Arrête de rêver, me dit ma conscience ! Je replonge vers l'Ubaye. A la fontaine de la Chalanette, j'en profite pour récupérer mon ravitaillement que Michèle a confié à Sonia. Je bois, mais je sais qu'il est trop tard pour manger, je suis resté trop longtemps sans le faire. J'essaie en terminant la descente, mais j'ai beau mastiquer et remastiquer encore ; ça ne passe pas. Il faut que je noie chaque bouchée pour la rendre liquide... Les Gleisolles, j'attaque l'avant dernier col. Il fait beau et le moral est bon, mais je suis toujours seul. L'image de la petite fille m'aide, mais j'aimerais avoir mon épouse auprès de moi. Le passage dans le tunnel de la Reissole est toujours problématique. On n'y voit rien et on est à la merci d'un trou. Mais Saint Paul est au bout et les premières pentes sérieuses de Vars se profilent. La rampe du Mélézet me rappelle à la triste réalité précédente : défaut dans l'alimentation. Je m'arrête, l'eau a mauvais goût. Il n'y a plus de poudre dedans. Enfin, après deux heures de solitude, Hélène arrive. Je lui demande à manger, mais seule une tomate, aliment assez liquide, arrive à passer. Elle m'aide à enclencher mes pédales automatiques en pleine montée et c'est avec le vent de face que j'en termine avec ce sixième col. Il faut maintenant redescendre pour la phase finale. Il y en a qui croient toujours que la descente est une partie de plaisir. Pas sur ce revêtement. Crispé sur le guidon pour qu'il ne glisse pas avec la multitude de bosses et de trous qui secouent la machine. A nouveau le tunnel, mais en sens inverse. Le revêtement est meilleur, je laisse filer pour me reposer. Douce somnolence... Coup de guidon brutal pour éviter la rambarde du pont. Je me suis assoupi. La fatigue ? La faim ? J'aurais pu sauter par dessus. Le réveil aurait été brutal et glacial. Il vaut mieux faire un petit arrêt avant d'attaquer le dernier col. Je m'allonge les pieds en l'air au bord de la route. Quelques minutes après, Bernard, Michèle et Cécile arrivent. A entendre leurs commentaires, je ne dois pas avoir bonne mine. Quel coup de pompe ! Quelques bonnes rasades de liquide nutritif, aliment pour les malades, me requinque. J'ai retrouvé mes esprits et mon dictaphone. "Que pensez-vous du fondu ? La réponse sort instantanément de la bouche de mon épouse, à la fois sèche et très inquiète : "je pense qu'il est complètement malade!". " T'es complètement givré" dit Bernard. "Il te manque une case" renchérit Michel. Bien évidemment ils venaient juste de me demander d'arrêter et j'avais dit non. A-t-on le droit de s'arrêter sur un coup de fatigue ? Est ce que les enfants qui toussent, crachent parce qu'ils ont les poumons encombrés, arrêtent de respirer pour autant ? Ne suis-je pas là pour les aider dans leur lutte quotidienne? Il est hors de question d'abandonner. J'irai jusqu'au bout. Je redémarre sur le 32x21 pour la montée de Larche, je monte à ma main encadré par quatre voitures, j'aurais préféré qu'il y en ait qu'une. Didier me rejoint dans la traversée du village de Larche et nous finissons les derniers kilomètres ensemble. La frontière Italienne est en vue et c'est main dans la main que nous la passerons en laissant éclater notre joie : et de sept ! La descente dans la vallée sera une formalité et l'arrivée se fera dans le jardin à grand coup de klaxon après une escapade de 17h30 et 320 kilomètres. Nous espérons maintenant que tous les "cencolistes" qui liront cet article viendront rejoindre les Fondus de l'Ubaye afin d'aider à lutter contre cette terrible maladie. Nous pensons que quatre cols en vingt quatre heures sont à la portée d'un maximum d'entre vous. N'hésitez pas à vous faire un peu mal, vous ne souffrirez jamais autant que ces enfants. Et même si vous avez peur de ne pas réussir, votre don servira à financer la recherche. Alors, je parie que tous les "Cencolistes" seront un jour "fondus de l'Ubaye" ? Claude VERAN N°5201 de BARCELONNETTE (Alpes de Haute Provence) |