Sur le calendrier mural de ma cuisine, au dimanche 6 septembre 99, est inscrit en lettres capitales et en rouge : Rendez-vous Martial. Il s'agit de Martial Garcia, le "cent-coliste" perpignanais, cyclo randonneur et cyclo campeur, épris de grands espaces et dont la tête fourmille de mille projets. Il m'a convié en ce jour, sous bénéfice d'inventaire en fin de journée, à glaner trois nouveaux cols à plus de 2000m, situés sur les hauteurs pyrénéennes dominant la station catalane de Formiguères. Cette balade VTT, riche en découverte de sites à l'incomparable beauté, blottis tels de précieux joyaux au creux de dépressions dominées par de fiers sommets, le fut également en rencontres inattendues. Le top du départ est donné à 7h 30 et s'il pleut une partie de la journée sur la plaine roussillonnaise, là-bas tout en haut, ce sera encore l'été. Nous avons eu le nez creux ! Un beau soleil vendémiaire diffusera une atmosphère douce, propice à la randonnée de montagne et les nuages lointains feront pâle figuration, comme pour mieux souligner encore une fois notre chance insolente. Dès le début de notre ascension asphaltée qui conduit en hiver les surfeurs et les skieurs jusqu'au parking d'altitude, d'où ils embarquent sur les télésièges, avec promesse de descentes vertigineuses et poudreuses, ponctuées parfois de cabrioles spectaculaires, voilà qu'un labrador rétrievier, belle bête d'environ 70 kg, robe noire à poil épais et queue relativement courte, se joint à nous sans y être invité. Ce chien solidement bâti, planté sur de robustes pattes, ne nous quittera plus de la journée et collera à notre duo tout au long des 40 bornes du périple. Il nous démontrera en l'occurrence une résistance hors normes. Plus tard, la lecture de l'encyclopédie des chiens m'apprendra que, pour cette race, l'exercice et les promenades de longue durée sont de première nécessité. Il fut servi, le camarade !!! Flanqués du cabot qui nous marque à la culotte, tel un défenseur surveillant le moindre fait et geste de l'attaquant adverse, nous progressons sur un large et carrossable chemin muletier, entre la Serra Mauri et la Solana de Vall Galba jusqu'après la Collada (1995m) , pour atteindre par un final plus difficile, la cote 2300. Le toutou s'incruste et du coup, notre duo s'est transformé en trio... Au même titre que le cyclo qui accentue le rythme respiratoire en grimpant, le halètement du chien devient de plus en plus saccadé et extrêmement bruyant. De plus, le chien se singularise en tirant une langue qui pend de sa gueule comme un jour sans fin. Nous atteignons une barrière interdisant aux véhicules à moteur de s'aventurer plus loin, et sur laquelle est accroché un panneau précisant " Veuillez tenir les chiens en laisse à cause des troupeaux ". La chaîne qui orne le cou de notre compagnon ne porte pas de médaillon d'identité, et comme je suppose qu'il ne sait pas lire, faisant fi de l'interdiction, il continue au-delà de la limite permise. Encore un souci de plus ! Et comment faire croire à un berger que ce chien, si proche de nous, ne nous appartient pas ? Comme je précède Martial, le clebs calque son allure sur la mienne tout en s'abstenant de dépasser ma roue avant. Il progresse, posté sur mon flanc droit ou gauche au gré de mes trajectoires choisies pour rechercher le meilleur rendement et éviter le caillou piégeur. Sa promiscuité permanente, embarrassante et oppressante finit par m'excéder à la longue et je suis obligé de pousser à son intention des "hue ! dia ! ouste !" pour tenter de l'éloigner, mais en pure perte. Lorsque la raideur accentuée de la pente occupe toute ma pensée, j'intériorise mes sensations avec pour seule ambition de m'arracher au plus vite vers le sommet tout en négociant au mieux les passages les plus difficiles. J'ai besoin de calme et je me réfugie mentalement dans une bulle de solitude. Hélas, aujourd'hui, je ne trouve pas la quiétude tant espérée, car le halètement du labrador s'accentue et m'agresse sans répit, comme pour affirmer la dureté de ma tâche et accentuer ma propre difficulté à progresser. Qu'il aille donc au diable, ce Lucifer à quatre pattes aussi noir que démon !!! Martial, depuis l'arrière nous observe et s'amuse de notre manège. Il refuse obstinément de se porter en tête pour ne pas subir à son tour les affres de ce concubinage canin improvisé. Ouf ! Le sommet est atteint et j'oublie le labrador tant la vision qui s'offre à nous est féerique ; au fond d'un immense vallon en forme d'auge tapissée de vert, se lovent au centre d'une forêt de pins à crochets, les deux estanys (lacs d'origine glacière) d'El Mig et de Glao, aux eaux tranquilles aux reflets turquoise et émeraude. L'austère et sauvage barrière rocheuse qui les entoure, agrémentée des majestueux Puig de Peric (2810 m), Puig de la Portella Grande (2765 m), Puig de Morter de l'Homme Mort (2668 m) et le Pic du Mortier (2605 m), se mire dans ces immenses miroirs lumineux. Nous rejoignons par une descente pierreuse et vertigineuse les bords des lacs où est implanté le refuge de Camporels cerné de multiples tentes multicolores, simples abris nocturnes des pêcheurs de truites. Ici, c'est le rêve ! Nous avons l'impression de pénétrer dans un coin réservé, comme si l'on nous proposait de nous installer dans un espace non fumeur. Un groupe important de marcheurs fait la queue pour remplir ses bidons à un tuyau captant en amont l'eau d'un ruisseau. Notre pressé labrador, s'insinue entre leurs jambes et se désaltère goulûment à ce biberon sans attendre son tour. Nous nous sentons obligés de nous excuser pour son sans-gêne et son manque d'éducation. "Ce malappris qui nous suit depuis Formiguères et n'est pas tenu en laisse, ne nous appartient pas" , déclarons-nous ! Cependant, notre histoire est toutefois appréciée par les marcheurs dont bon nombre trouvent notre accompagnateur sympathique et beau. Intérieurement, nous nous sentons fiers d'avoir été choisis par lui...! Nous pédalons maintenant dans les herbages, enjambons des filets d'eau, poussons dans les passages pierreux et épinglons sans difficultés les cols de la Muntaneyta (2312 m) et Forat de la Caixa (2335 m), d'où le GR du tour du Capcir se calque sur le torrent d'El Galba, pour rejoindre le hameau d'Espollesa. Là, nous repartons en sens inverse, direction plein ouest, suivant la trace superbement façonnée par des marcheurs. Dominés par l'imposant Puig de Peric et son cadet le Petit Peric, nous contournons un troisième lac d'altitude confidentiel. Le labrador est en liesse ; il gambade, il se jette avec frénésie et sans retenue dans les trous d'eau, il s'ébroue, il lape à satiété un liquide abondant et clair, pour reprendre aussitôt sa place à côté de Martial, lequel assure avec maestria la conduite du trio. Nous quittons une partie arborée pour traverser une vaste zone d'herbage exposée aux morsures des vents de l'hiver, sillonnée par une sente étroite et plus ou moins profonde, rendant aléatoire notre pilotage. En hiver, ça doit peler vachement par ici !!! Notre progression rapide en file indienne (hormis l'animal) nous rapproche vite du refuge de la Balmeta, où nous rencontrons les premiers bovidés, paissant avec quiétude une herbe bien grasse. A leur vue, le chien se détourne du droit chemin et se met à les courser avec hargne, bien décidé à leur faire subir un sort. Il aura droit à quelque circonstance atténuante, car, depuis ce matin, il jeûne ; aussi, peut-être rêve-t-il d'une gîte bien saignante. Nous le rappelons vertement, hurlons à son encontre ; autant pour tranquilliser ces braves vaches que par crainte de remontrances du berger ulcéré et qui doit observer la scène. |
Nous sommes en infraction, car promener en ces lieux protégés, un chien en totale liberté, est illicite. Nous plaidons non coupables Monsieur le Juge ! Oui, les apparences sont contre nous, mais en vérité, c'est le labrador qui nous a adoptés et élus arbitrairement comme ses maîtres et non le contraire. Le verdict implacable de la Cour nous condamnera pour l'exemple à pratiquer le VTT à perpétuité, tenus en laisse par un labrador. Heureusement, le brave toutou ne voulait simplement que jouer avec ces dames, et pour nous éviter des poursuites judiciaires il rejoint dare-dare notre duo enfin rassuré. Nous louvoyons un bon quart d'heure pour localiser le col de Balmette (2118 m) dans un environnement où l'eau dispute l'espace à la terre. Un torrent, très actif, continue inexorablement sa route pour aller alimenter le réputé lac des Bouillouses. Sur notre gauche, vers le pierrier de la Balmetta, un troupeau de chevaux paisibles et puissants s'est regroupé à l'écart d'une plate-forme géographique où se croisent de nombreuses traces ; empreintes laissées par de nombreux randonneurs. Assis sur un rocher affleurant le sol, nous attaquons notre frugal déjeuner. Le chien lui, s'installe sur... mes pieds et avec la fixité de son regard noir et brillant et de façon déterminée, me fait comprendre que je dois partager ma tranche de jambon de pays et mon morceau de gruyère avec lui. Au final, nos portions finiront par s'avérer plutôt congrues ! Le refuge de la Balmeta marque le point de retour vers Formiguères. Le chemin est plutôt large et plat ; ça roule bon train, mais petit à petit, le passage se rétrécit et s'estompe en buttant sur le haut d'un verrou rocheux que domine un énorme chaos. Les vélos hissés sur l'épaule, le pas hésitant tout en privilégiant la recherche de l'équilibre pour passer d'un rocher à un autre, nous amorçons la descente au ralenti. Cet exercice qui convient mieux au puissant Martial, s'avère malaisé et périlleux, et est encore rendu plus difficile avec cette forte chaleur emmagasinée sur ce flanc sud de la combe. Par contre, notre chien est très à l'aise sur ce terrain plus favorable à sa morphologie. Il se faufile entre les pierres, il bondit avec grâce de caillou en caillou, et il nous attend en pensant peut-être : "alors, les sacs à puces, vous avancez oui !!!" Après plusieurs minutes d'efforts et de tensions, nous accédons au pied de l'éboulis où se terre l'estany de la Balmeta , bijou liquide serti dans la pierre, à l'abri du Roc de Peborn. Ce lac virginal d'une eau bleue, ourlé de roseaux et de sapins symbolise la pureté terrestre. Ca sent le Paradis, une flagrante douceur envahit l'espace, l'ombre des arbres décline à la surface de l'eau immobile une palette de couleurs qui part du vert clair pour se terminer en prune le plus foncé. Le temps est suspendu, comme si les cerises se cueillaient en hiver ! Seul, notre chien en pataugeant, ride la surface. Nous retenons notre souffle et glissons silencieux, telles des ombres, pour ne pas rompre cet enchantement paradisiaque. La descente se précise, s'accentue et sur les hauteurs des Angles le goudron succède à la caillasse. Nous modérons notre allure pour ne pas semer notre ami qui commence à donner de la bande et halète de plus en plus vite. Cependant, la pente est trop belle et dans une ligne droite, nous décidons de nous "lâcher" . Notre toutou s'accroche, il tente d'accélérer, mais, rapidement il est largué et nous perd de vue. Nous l'attendons un peu plus bas, près d'une fontaine à l'eau très fraîche recueillie dans une grande vasque et dans laquelle, tel un hydravion, il amerrit, les pattes en feu. Il ne pète plus le feu et sa course devient de plus en plus lourde. Nous lui accorderons un quart d'heure de récupération à la prochaine terrasse de bistrot, le temps de nous jeter un demi derrière la cravate. Nous voici dans la dernière ligne droite vers Formiguères, longue de 4 à 5 km et en légère pente. Nos VTT s'emballent, mais, notre suiveur ne... suit plus et se trouve irrémédiablement distancé. Il est bel et bien cuit ! Je ne peux me résigner à l'abandonner si près du but ; je m'arrête et fais demi-tour. Enfin, sa masse noire se dessine au loin, sa langue pendouille telle une guimauve rose, son arrière train est complètement désaxé et il maîtrise difficilement sa motricité ; bref, il part en couille ! Je lui offre mon bidon, je le caresse, et je l'encourage... lorsqu'un rutilant 4x4 aux chrômes éblouissants, stoppe à notre hauteur. Le conducteur et son passager, personnes bien avancées en âge, me remercient de prendre soin de mon chien et me proposent de me prêter un récipient pour qu'il puisse mieux se désaltérer. Ils me font part de leur amour pour les animaux et en particulier les chiens et m'indiquent que le leur est resté sagement dans le jardin, à Formiguères. Je relate alors, ma rencontre et ma randonnée avec mon compagnon, son extraordinaire résistance jusqu'à épuisement et formule une requête auprès du vieux monsieur : "pourriez-vous le ramener jusqu'à Formiguères ?" Surpris et dans un premier temps, circonspect (pensant sans doute à sa voiture neuve), il accepte, emporté par son bon cœur. Le chien qui a tout compris, s'apprête déjà à monter dans l'arche de ce Noé des temps modernes, et le voilà vite coincé entre le dos de la banquette arrière et le hayon. Je n'ai pas osé demander au monsieur de lui céder le volant !!! Et je repars à fond la caisse et croise Martial qui ne me voyant pas arriver, avait fait demi-tour. Le 4x4 nous rattrape et le chien, en nous apercevant, se met à aboyer furieusement comme pour nous faire la fête. Il saute et s'installe sur le siège arrière tout en bavant sur la pauvre grand-mère qui finit par l'excuser, car elle comprend tout son bonheur d'apercevoir ses "maîtres". Arrivés au terme de la randonnée, nous invitons nos sympathiques convoyeurs à partager un rafraîchissement pour les remercier. La grand-mère sort alors d'une poche en plastique des peaux de canards rôties qu'elle offre à notre toutou ; elles étaient, en fait, destinées à leur chien. Le labrador nous suit jusqu'à mon véhicule et tente de monter pour rester en notre compagnie. Hélas, il faut nous séparer ! Le cœur plus que gros et chagrinés, nous apercevons une boule noire s'amenuiser de plus en plus dans le rétroviseur, puis, disparaître... Cette rencontre inoubliable restera gravée à jamais dans nos souvenirs de randonneurs et témoignera de la simplicité, de la sincérité des rapports qui permettent d'établir en toute circonstance des contacts plus qu'affectueux. Le labrador rétrievier est un chien très prisé comme guide de non voyant, et sur ce sujet, il avait peut-être perçu que nous avions un point commun. De plus, je reste intimement persuadé qu'il savait également parler ! Jean Pierre RATABOUIL N°2521 de CASTELNAU le LEZ (Hérault) |