Col du Montgenèvre, huit heures. La route et le parking sont encombrés de véhicules en attente. Depuis hier, la route d'accès vers l'Italie est obstruée par un éboulement. Pour combien de temps encore? Pas de chance pour nous. Le but du déplacement était de nous rendre à Sestriere et de franchir la série de cols à plus de 2000 sur la fameuse route des crêtes. Pour Jeanne et Marianne c'était un plan intéressant : sept cols à deux mille mètres en quatre vingts kilomètres. De quoi affronter l'hiver cyclotouriste avec de solides réserves. Décision rapide et énergique : retour au Rosier. Notre nouvel objectif sera le secteur des Rochilles. Le gisement est, certes, moins riche qu'à Sestrière, mais très valable tout de même : trois ou quatre cols pour le prix d'une ascension. Je préviens Jeanne et Marianne : une portion du parcours sera peut-être un peu difficile entre les chalets de Laval et le refuge des Drayères. Si mes souvenirs de randonneur pédestre sont bons, la piste est encombrée de gros cailloux. Il faudra pousser les vélos dans un endroit où la pente permettrait encore de rouler. C'est ça l'avantage d'avoir un père qui a de l'expérience : nous savons où nous allons ! La circulation automobile dans la vallée de la Clarée est plus dense aujourd'hui. Tout le monde se rend en Italie par le col de l'Échelle. À la sortie de Névache Ville Haute, la pente s'accentue sèchement. Le ciel se couvre un peu. Nous faisons l'inverse des voitures. Aux chalets de Lacha, attroupement : camions chargés de fils, projecteurs, caméras, personnel en surnombre. Une équipe hollandaise tourne une séquence à base de VTT. La vedette blonde est juchée sur un "tout suspendu" attend le top pour se lancer dans la scène de la descente infernale. Altitude 1800. Le paysage devient plus sauvage. Ici, l'étroitesse de la route est désagréable du fait de la circulation automobile relativement importante. Les chalets de Laval marquent le terminus du goudron. L'automobiliste devient piéton ou VTTiste pour une petite minorité. Nous restons cyclotouristes. Seul changement notable, l'appareil photo migre de ma sacoche de guidon vers mon sac à dos. Je pense ainsi atténuer les secousses que la terrible piste devrait lui faire subir. Rude coup pour l'expérience du père : les gros cailloux annoncés ne sont pas au rendez-vous. Jeanne et Marianne ne s'en plaignent pas. Mon amour-propre un peu. Il faut quand même faire preuve d'une attention soutenue pour juger de la meilleure trajectoire. Nous sommes maintenant à l'altitude où les mélèzes ne poussent plus. Le refuge des Drayères est en vue. J'explique aux filles la suite de l'itinéraire : après le refuge, le sentier zigzague dans cette grande pente. Quoi ? Ah ben non, d'ici on ne voit pas le sommet ! Après le pont de pierre, changement de politique : on met tout à gauche. La pente est terrible. Deux cents mètres d'effort violent. Un replat à hauteur du refuge, il faut s'arrêter, le souffle court. Après, le chemin est beaucoup moins raide. Nous continuons à vélo sur un sentier très étroit. C'est amusant, trialisant, c'est fun, free-ride même. Et j'ajouterai que pour moi c'est du plus pur cyclo-muletier. Je sais, c'est ringard comme terme, mais ça colle tellement à l'activité que nous pratiquons actuellement ! La pente se redresse. Il y a maintenant du rocher sous nos pneus. Puis cela devient trop technique. Il faut pousser. Des randonneurs nous rattrapent. Ils sont à peine surpris de rencontrer des cyclistes. Peut-être un peu par l'âge de Jeanne et Marianne. L'un d'eux veut aider Marianne. Elle n'est pas contente car elle a décidé d'arriver au sommet sans aide ! Hélas un peu plus haut, dans un petit goulet rocheux, il faut se mettre à deux pour faire franchir l'obstacle à nos bicyclettes. Marianne n'apprécie pas du tout le portage. Un vélo, c'est fait pour rouler, quoi ! Après négociations, j'obtiens de porter son vélo jusqu'à la fin du passage technique. Dans l'élan, je l'emmène un peu plus haut. Mais chut ! On ne le lui dira pas. Je redescends chercher ma monture. Au passage délicat, je croise les filles, l'une poussant, l'autre tirant le vélo de Jeanne. Maintenant, nous pouvons rouler. Je trouve cet itinéraire assez amusant à suivre. Mais je suis inquiet de ce que peuvent en penser les filles. |
Marianne suggère que l'on pourrait rentrer au Rosier par le Galibier et Briançon. Elle n'a pas envie de repasser par ici. "On verra tout cela au sommet". Pour le moment, nous devons traverser un lac de tourbe. Un passage dallé a été aménagé. Ce n'est pas cyclable. Alors on roule dans le lac. Impression terrible d'avoir un vélo qui pèse des tonnes. Impossible de rouler. Il faut pousser. Je me risque à affirmer aux filles que nous attaquons le dernier ressaut avant le Seuil des Rochilles. Le sentier serpente dans un éboulis. Ce "ressaut" est pénible à négocier. Il faut porter les vélos. Petite mise en scène photographique pour immortaliser notre passage dans ce chaos minéral. Nous arrivons à un petit lac. Le col n'est plus très loin. La vallée s'élargit. Au fond, on aperçoit le col des Rochilles. Nous franchissons le seuil. Il est midi et je suis fier. Ben oui, je suis fier d'être à 2500m avec Jeanne et Marianne. Elles n'ont que quatorze ans après tout ! Nous allons pique-niquer au bord du lac. Un débat, sur l'itinéraire de retour, anime le repas. Marianne est partisan convaincu d'un retour par le Galibier et le Lautaret. André serait plutôt du style retour sur nos pneus. Jeanne comme d'habitude s'en fout un peu. Nous décidons sagement de prendre une décision au col. Nous nous régalons de la piste qui y conduit : descentes, montées, passages techniques. À gauche, le col des Cerces, à droite, le col des Grangettes. Une brève et raide côte nous amène au col des Rochilles. Une foule de randonneurs mange au bord du lac. Cela fait un peu bizarre de se retrouver à vélo dans un univers pédestre. Et justement, il me semble que le sentier conduisant au col des Cerces, est un peu trop "encombré" de piétons pour que cela soit amusant. Nous n'irons pas là-haut aujourd'hui. Alors par où allons-nous rentrer ? J'insiste sur le fait que la circulation automobile sera importante entre le Lautaret et Briançon. Et puis nous avons franchi le Galibier il n'y a pas très longtemps. D'autre part, pour aller au col des Grangettes, il faut faire demi-tour. Donc dans l'hypothèse du retour par le Galibier nous devrions refranchir le col des Rochilles. Irrationnel et prémédité peut-être. "Bon les filles c'est d'accord, on revient sur nos pas ?" Descente toboggan, chemin en devers jusqu'au "pied" du col des Grangettes. La grimpette, brève et amusante, se fait presque entièrement à vélo. Il fait froid dans la soufflerie glaciale du col. Juste le temps d'apercevoir le sentier qui redescend vers Valloire. Sûrement très beau à faire en traversée. Nous plongeons dans la descente. "Le pied intégral" . Même Marianne apprécie. Dans l'éboulis du Seuil des Rochilles, nous croisons un âne randonneur. Rencontre anodine? Mais non, l'âne est l'animal favori de Marianne. Nous mettons rarement le pied à terre. Je roule devant, en "vieux routier" (formule de Jeanne pour qualifier son père) pour trouver le meilleur passage. Je m'arrête pour regarder les filles descendre. Techniques différentes : Jeanne descend "à l'italienne" ; Marianne, c'est le style discret mais terriblement efficace. C'est rigolo comme descente les filles ? C'est sûr, depuis le haut, le côté technique l'emporte sur la découverte. Nous sommes tout surpris d'être déjà aux Drayères. À voir l'air réjoui des filles, je me dis que le choix de cet itinéraire pour le retour était bon. Nous retrouvons le goudron et les voitures. Après Névache, la pluie tombe. Qu'importe, nous avons franchi trois nouveaux grands cols. Il fait chaud. Le soleil réapparaît et fait fumer le bitume comme pour le final d'un grand spectacle. André PEYRON N°317 de CHABEUIL (Drôme) |