Récit où les gros n'ont pas toujours la pêche. histoire vraie, même pas enjolivée. Je viens d'arriver au col des Supeyres. Comme d'habitude, en pareil cas, j'immobilise mon vélo sous la plaque du col. Je reprends mon souffle et fouille dans ma sacoche de guidon pour en tirer un maillot sec qui va remplacer la loque humide qui me couvre les épaules. Je suis de mauvais poil. D'abord je suis en retard sur mes prévisions. Non que je sois personnellement pressé lorsque je me ballade mais Dame Annette m'attend et je sais qu'elle s'inquiète à tort bien sûr, du moindre de mes retards (le mythe de la bergère n'est pas mort chez les femmes de cyclotouristes...). Secondo, j'ai mal aux jambes car, sur l'itinéraire que j'ai emprunté, j'ai du redescendre un brin, en pleine ascension, pour n'en remonter que mieux. Je n'aime pas ça. Ou ça monte, ou ça descend. Je fuis autant que faire se peut ces routes incertaines qui ne se décident pas franchement sur le parti qu'elles doivent prendre. Enfin, et de trois, j'ai oublié mon appareil photo. Je dis bien mon appareil car en fait dame Annette fait dix pellicules quand j'en fais une. Il est certes plus facile de photographier ses enfants jouant sagement que des plaques de col même immobiles. Elle ajoute plus facile, et surtout plus intelligent ! J'aime bien immortaliser mes ascensions par un cliché. J'ai ça dans une boîte, sur mon bureau et je compulse en rêvant, les jours d'hiver, les traces de mes grimpées. Bon, le col des Supeyres ne sera pas dans ma collection. J'en suis là de mes réflexions lorsqu'on m'interpelle - "Vous venez d'où comme ça ?" C'est un quidam qui s'approche, suivi à quelque distance par le reste de la famille. Ils se sont fournis en arc de cercle pour me couper la route si je tentais de m'enfuir comme ces hardes de loups dont on nous conte les méfaits lorsque nous ne sommes encore que de petits poucets. C'est le père qui mène la meute. - "D'Ambert". La réponse est délibérément laconique. Outre ma mauvaise humeur, je préfère au terme d'un effort être seul avec moi-même ou avec un compagnon de grimpée plutôt qu'avec un quidam, automobiliste de surcroît. - "Ah,... d'Ambert !" Je ne sais, dans sa voix, démêler la surprise de l'admiration. Je ne vois d'ailleurs pas d'où je pourrais venir avec un vélo, les Supeyres, ce n'est pas un héliport. - "Vous êtes monté avec ça ?" En même temps il pointe le doigt en direction de mon vélo. Aussitôt, côté amour propre, ça me chatouille, même, ça me gratouille. Ce doit être sa tête de veau... Ça, comme il dit, c'est le résultat de mes choix personnels en matière de vélo. Je suis d'autant plus susceptible sur ce sujet que je sais mes choix contestables. Ça, c'est une grande sauterelle d'acier et de dural, bons gros pneus confortables, pas de garde-boue, le guidon retourné et le rétroviseur style mobylette. Rien de discret ni de bon goût, il faut le dire. J'ai déjà confessé mes hérésies dans la revue. Je ne vais pas remettre ça avec un autre confesseur. Lui, il faut que je me le paye. D'abord, c'est un gros. J'aime pas les gros. Certes il y a de bons gros et j'en fréquente. Il y en a aussi que je ne fréquente pas mais qui sont quand même de bons gros çui de la télé, qui vend en chantant des eaux gazeuses qu'ont pas de bulles, c'est un bon gros. Le mien, c'est la quintessence du vilain gros qui commence par installer son ventre comme préalable à tout contact avant que de pointer son museau. |
Je sais trop ce que ma minceur de cyclotouriste affûté me coûte comme sacrifices : biscottes sans sel, margarine, nouilles sans oeufs frais (tu t'en donnes du mal pour rien, la Germaine...) steaks dégraissés, salades à l'huile de paraffine, jambon de régime, jus de fruit sans sucre, lait maigre, fromages à zéro pour cent, yaourt itou, café sans caféine, sucrettes à l'aspartam... J'en passe. L'imagination des fabricants de minceurs artificielles n'a pas de bornes. Les gros, eux, ils mangent de tout, quand ils veulent, ils reprennent de tout, les gros et ils se permettraient, en plus d'avoir des opinions personnelles sur mes choix en matière de vélo. Dingue, non ? Ce vélo, c'est mon phantasme perso : hétérodoxe mais pas hétéroclite car il y a quand même une philosophie sous-jacente à mes choix. Lui, il est victime des idées toutes faites sur la légèreté comme seul critère de choix, idée par ailleurs largement répandue par les constructeurs et les marchands de cycles avec comme slogan moins y en a, plus ça coûte ! Je lui réponds en tapant sur mes maigres cuisses, sachant bien que ma réponse n'est pas très convaincante : - "avec ça (le vélo) mouais, mais aussi avec ça (les maigres cuisses) ! " J'espère qu'il va rire et me foutre la paix. Mais non, il insiste : - "dites donc, on peut dire que vous n'avez pas peur du ridicule, vous..." Pas un instant, je n'imagine qu'il puisse faire allusion à mes cuisses. C'est mon cycle qu'il vise. Et, à travers lui, mon éthique personnelle (!) Je n'analyse pas plus avant. La moutarde me monte au nez - "ce n'est pas le ridicule que je crains, ce sont les imbéciles !" Vlan, c'est parti. La pertinence du propos ne lui échappe pas. Il a un mouvement de surprise. Comment, il croyait pouvoir donner à bon compte mon ridicule en pâture à sa marmaille et voilà que le gibier, non seulement fait front, mais lui rentre dans le lard ! La réponse aurait aussi bien pu me venir dans la descente du col, quelques dix minutes plus tard. Non, ça m'est venu là, au bon moment. Je suis calme, maintenant, un brin amusé par la tête du bonhomme. Une telle obstination à s'installer dans l'univers d'autrui méritait bien cette leçon. La bêtise des autres stimule les fonctions intellectuelles. Cui là, c'est un gros, prépare l'épuisette, comme ne manquerait pas de dire mon cousin Jean-Luc, aussi fin pêcheur que je suis fin cycliste. C'est dire... Il est ferré. - "C'est pour moi que vous dites ça ?" Le ton est rogue, la mine renfrognée. Mais la victoire a changé de camp, pour un peu que je me sentirais pousser des grosses cuisses. Grand seigneur, je lâche : - "Non, non, c'est une remarque de portée générale. Mais si vous vous sentez concerné..." Sur ce, ayant conscience du côté définitif de ma dernière remarque, j'enfourche et me lance dans la descente, jubilant, heureux comme un renard qu'une poule a pas pris. L'entretien n'a, en tout, duré que quelques minutes. Six mois plus tard, j'en rigole encore. Marc ROCHET Marsalt |