La matinée avait été bien chargée, et trois nouveaux cols étaient tombés dans l'escarcelle dés chasseurs, dont le redoutable Esparcelet (1510 m). Le plus jeune trouva que l'effort du matin méritait récompense, et il s'accorda, magnanime, une demi-journée de repos. Le plus âgé (son père), peut-être hanté par la limite d'âge, peut-être plus boulimique, souhaita pour sa part continuer sa quête frénétique. Après une valse hésitation, son choix se porta sur le col des Raisses (1699 m) pour une double raison - depuis son arrivée au camping de Corps, il était journellement nargué par ce passage qu'il avait en face de lui dès le réveil ; - ce col étant muletier, il bénéficierait d'un calme qui lui faisait défaut sur la route et dans la cité animée dés vacances. Ajoutez à ça que son avidité y trouverait son compte puisqu'il passerait, pendant l'ascension, le col de la Sambuè (1474 m) et vous conviendrez sans peine qu'il se félicita de son choix dès que celui-ci fut définitif. Il traversa, incongru sur son vélo tout terrain, la petite ville de Corps à l'heure du digestif. Il dévala vers le barrage du Sautet en évitant de trop lever la tête en direction de l'Obiou. Diable ! Du barrage au col, il y avait bien 850 m de dénivelée et il ne savait rien de l'état de la route forestière. Il serait bien temps d'apprécier la rampe pendant la montée. Une brume de chaleur montait des eaux du Drac et les planches à voile innombrables, lui semblaient autant de papillons venus se désaltérer en ces lieux. Des touristes motorisés lorgnaient à la jumelle vers le Petit Chaillol et le Grun de St Maurice, tandis que d'autres admiraient la courbe gracieuse du barrage. Quittant sans regrets cette atmosphère émolliente, il attaque, souverain, la montée vers Les Moras par une route ombragée, toute en lacets. Après avoir fait le plein d'eau au hameau, il lui fallut quitter le goudron et le doute s'installa en lui pendant deux à trois kilomètres. Il faisait en effet très chaud et il n'y avait pas d'ombre. La montée était rude, et la route en très mauvais état. Elle avait été goudronnée en un passé indéfini car des vestiges d'asphalte apparaissaient parfois au hasard d'un lacet. Il roulait donc sur une couche d'enrochement enrichie de sable et de galets, ce qui n'a jamais constitué une piste confortable. Mais qu'importe il montait. Il atteignit bientôt la forêt, et le plaisir revint avec l'ombre dés grands arbres. Peu d'animaux sauvages, mais quelle récolte de fraises ! Le temps ne lui étant pas compté, il fit souvent fois halte pour des arrêts dégustation. Des voitures, bien trop nombreuses, empruntaient aussi son itinéraire, soulevant au passage dés nuages de terre grise. Il s'arrêtait chaque fois et trouvait sa consolation sur le bord du chemin. Une voiture cependant lui fit plaisir, celle d'un ami d'enfance devenu chef du secteur forestier de Corps. Il apprit ainsi, oh l'heureuse nouvelle, que la route était barrée entre les deux cols, mais qu'un piéton, ou un cycliste (non prévu pourtant) pouvait franchir la barrière. Rasséréné, il s'arma donc de patience et reprit sa route vers le calme, les fraises et les sommets. Oh les riches odeurs ! Oh les belles futaies L'enchantement cependant se payait, et la montée était de plus en plus rude. De plus, il avait depuis déjà longtemps terminé sa gourde et il cherchait en vain de l'eau. |
Au sortir d'un lacet, sans avertissement préalable, sans trouée annonciatrice dans le bois, il arriva au col de la Sambué et se hâta vers la maison forestière, persuadé d'y trouver de l'eau. Las ! Le bâtiment était abandonné et la joie de ce premier sommet en fut quelque peu gâchée. Il entama donc lentement une petite descente et trouva sur le talus un filet d'eau suintant d'une plaque de mousse. Il ne fit pas le difficile et but avidement ces gouttes que dame nature lui donnait avec parcimonie. L'Obiou à présent était là, au-dessus de sa tête, monde minéral, irréel, sans neige ou presque malgré l'altitude. La vue s'était faite large et s'ouvrait sur le Trièves et la Matheysine mais le Sautet n'était plus visible de ce côté du col. Depuis le sommet, la route n'avait jamais été revêtue et la piste, plus terreuse que rocheuse était presque confortable. La remontée vers le col des Raisses, du moins en son début, était nettement moins difficile. Il trouva enfin de l'eau, un vaste abreuvoir abondamment rempli par un jet continu. Il but longuement ce liquide glacé sous les yeux quelque peu ahuris d'une famille de hollandais ne s'attendant pas à trouver un vélo en ces lieux. C'est peu de temps après qu'il déboucha sur une plate-forme transformée en parking d'altitude et au bout de laquelle se trouvait la fameuse barrière. De nombreuses autos s'étaient arrêtées là et dés groupes de piétons s'égayaient à proximité, craintifs de trop s'éloigner dés coquilles salvatrices, mais avides de boire cet air pur qu'ils venaient pourtant de polluer. Un petit mot à son ami, un peu de gymnastique pour faire passer le vélo sous la barrière, et il retrouva la piste, bien plus sauvage désormais. Il avait dépassé l'étage dés forêts et il se trouvait à présent dans un cirque pastoral dont la cime était marquée d'une encoche : le col dés Raisses. La pente était assez sévère, en particulier de la barrière à la fin du deuxième lacet mais l'approche du but, la beauté du paysage, et l'excitation d'agrandir sa collection le poussaient. Deux, trois lignes droites, assez longues pour le surprendre à cette altitude, un concert de clarines et puis soudain ce fut le sommet. La vue replongeait sur le Sautet. Là, à ses pieds, ce devait être les Gillardes et ce grand massif sauvage en face, le Dévoluy. Il leva les yeux vers l'Obiou qu'il n'avait jamais approché autant que ce jour-là. Il admira l'alpage et les troupeaux et salua quelques promeneurs polis. Il resta là longtemps à converser avec lui-même dés beautés du panorama puis il envisagea, à regrets, la descente. La route se prolongeait au-delà du col et il pouvait bien sûr "plonger" côté Dévoluy. Mais l'attrait de la fraise sucrée et la facilité d'arriver, tout en descente, jusqu'aux pieds de Corps, lui firent reprendre le même chemin qu'à la montée. Et le jour s'acheva sur son retour au camp. Si vous lui demandez aujourd'hui que le temps a passé quel est le plus beau souvenir de son été cyclo, il hésitera peut-être dans sa diagonale, quelques uns de ses 36 cols routiers, mais il finira quand même par convenir que c'est bien sur la piste du col des Raisses qu'il a vécu sa plus belle joie cyclo de l'année 1985. Rolland ROMERO Cyclotouristes grangeois |