J'écrivais, ce soir-là, dans la brusque sérénité des soirs d'étape, lorsqu'on se retrouve en cuissard, laines et chaussures à cales, diagonalement étalé sur un grand lit froid dans une chambre anonyme, la plume à la main et la tête dans l'autre. Et la sensation qu'il faisait quand même, par moment, meilleur être ici que dehors. Une base en Cerdagne et une belle après-midi d'été m'ont permis de me laisser glisser sans histoire de la frontière espagnole sur la route, un peu chargée mais agréable, qui mène à La Seu d'Urgell. Le vent chaud du Sud-Ouest efface les descentes mais l'atmosphère est alors d'une transparence qui donne une présence inhabituelle au mur calcaire du Cadi qui se découvre quelques instants de ses contreforts devant Arseguell. Quelques pistes, goudronnées les premières centaines de mètres, s'élèvent, l'une à droite vers l'étang de la Pera à quelques pas des crêtes andorranes, l'autre à gauche vers Toloriu, Querforadat et les cheminées lumineuses du Cadi, une encore vers le curieux village perché d'Aristot. Résister à toutes ces tentations finalement bien peu gratifiantes car les cols y sont rares (et les cartes aussi), fait découvrir au bout d'une ligne droite déprimante de vent chaud, de bidons vidés, d'oliviers desséchés et de chocolat ayant disparu par écoulement (même pas très visqueux) dans les décousures du sac de guidon (question aux métallos et fourchologues : c'est ça la microfusion ?), donc découvrir la ville annoncée par les panneaux comme la "Capital del esqui nordic". Il est vrai que La Seu d'Urgell, c'est encore le nord de l'Espagne. Après l'arrêt-bière-rituellement-déconseillé (avis confirmé par la vision de quelques alcooliques bien marqués) et le mouillage (non moins rituel) des bidons dans le grand bassin de la place, sous l'œil dégoûté des assis de service, donc après cet arrêt, ne faites pas comme moi, ne montez pas vers Andorre par cette route en paliers successifs où l'on se laisse tellement aller avec le vent que la ventilation en est inexistante. Allez donc plutôt voir la cathédrale et son musée qui valent plus que le détour. Ayant toutefois commis l'erreur de ne pas m'y arrêter, ni de retourner comme l'an passé flâner dans la fraîcheur des longues rues droites et colorées de la vieille ville au charme démodé, les douaniers trop coopératifs m'enlèvent jusqu'à l'occasion d'un arrêt à l'ombre. Ont-ils vu la forme curieuse de mes sacoches ? Et mes piqûres (de moustiques, mais chut) à l'avant-bras ? A San Julia, soleil plombé et arrêt eau gazeuse après un essai infructueux car il est, parait-il indécent d'appuyer son vélo contre une table de la terrasse (vide) du café. Arrivée très facile dans la pagaille bruyante d'Andorre la Vieille, où les conducteurs, surtout ceux des gros véhicules, sont très compréhensifs. Seule ombre, ou plutôt nuage, au tableau : la rareté de l'air et le bas prix du gas-oil ont probablement une influence sur le réglage des diesels andorrans ; ça donne des occasions de s'arrêter. La montée vers Ordino commence en bonne pente mais sans surprise, y compris en ce qui concerne les émanations motoriques. Première surprise quand même avec une carrière qui empiète sur presque toute la route et où l'étouffement minéral succède à l'organique (ouf !). Mais ça ne dure pas : le tunnel d'Ordino, nouvelle édition, est dédoublé : l'ancien à voie unique, pour les poids lourds qui montent ; l'autre, luxueusement bétonné et à deux voies, pour tous les autres. Mon coeur penche pour le côté béton, symbole du Progrès ; l'ébullition est garantie à la sortie. Un couraillon sympa qui monte au Serrat pour se mettre en jambes après le boulot, m'annonce une route goudronnée jusqu'à quelques centaines de mètres du Port du RAT, puis la piste des deux côtés. Nous nous quittons à Ordino où la fierté du premier hôtel me fait craindre une grande glissade sur le marbre devant la lippe dédaigneuse d'un maître d'hôtel en livrée. Hésitations injustifiées, et le savon especial glycero-lanolinado se montre redoutablement efficace pour créer une marée noire et grasse qu'on n'avait peut-être presque jamais vue depuis la catastrophe de l'Amoco-Cadiz. Le filtre nasal, également durement éprouvé dans ces six kilomètres de vallée d'Ordino, passe lui aussi avec succès l'épreuve de la côte bretonne (capacité de stockage impressionnante). J'écrivais donc tout ça, en diagonale sur mon lit, mais la suite est trop émaillée de grandioses oniries coliques pour ne pas être censurée. La seule pensée cohérente consistait en une énumération courte mais exhaustive des ressources dites comestibles de ma sacoche : deux sacs de lyophilisés (peu importe quoi) provenant d'un magasin bien connu de la rue des Ecoles, quelques pruneaux et sachets de thé, et six gros carrés de chocolat "à la pierre", recette ibérique ancestrale à la cannelle et à la farine de riz, également farineuse à toute température et aux vertus digestives et énergétiques indéniables - à condition d'être de ceux qui arrivent à en avaler. Tout le reste de ces écritures vespérales, c'était sans compter avec les caprices météoriques. Déluge cette nuit, mais pas orageux ; sommeil léger entrecoupé de scrutations de nuages ; départ à jeun avant l'aube dès la pluie calmée, dans la fraîcheur mouillée et encore sombre de cette partie de la vallée qui s'élargit pour laisser la place à quelques champs de tabac et aux alpages. Neuf kilomètres calmes où la nature se remet de ses émotions nocturnes ; frissons tranquilles et la machine ronronne et clapote aux flaques. El Serrat, dernier village de la vallée, est constitué de deux ou trois solides fermes étagées sur un ressaut de la vallée au pied des crêtes qui, de Tristagne à la Cabanette, constituent l'essentiel de la frontière entre l'Andorre et l'Ariège. |
Les auberges ne sont guère matinales dans la région, qui attire le touriste régional dans les beaux jours. La matinale patronne du modeste hôtel des Lacs, déjà debout à sept heures et demi pour faire marcher la serpillière, se remet de sa surprise et abandonne son ouvrage pour s'excuser de ne pas avoir de tartine de confiture (ah, les français ! ) et me prépare, désolée, chocolat chaud, pain, ail, tomate, huile d'olive et un jambon de montagne comme on n'en mange qu'en rêve. Le mari sort de sa torpeur matinale pour me dire qu'au port du Rat, il n'y a pas de piste côté français mais seulement le "cami (chemin) des contrebandistes" dont le départ est difficile à trouver. Après le Serrat, la route s'élève doucement vers l'Ouest le long de la vallée, reste bien revêtue malgré les travaux et éboulements en cours, et ne mérite pas les deux flèches dont Monsieur Bibendum l'a gratifiée. Sur le contrebas, à gauche, de grands travaux de l'autre côté de la rivière et un tunnel en construction indiquent le futur tracé. C'est au moment où l'actuelle (et bientôt ancienne) route traverse la rivière que le tracé large, droit, direct et complet indiqué par Bibendum nous roule, et laisse place à onze lacets serrés de bonne piste au milieu de constructions qui, le jour où elles seront terminées, feront penser à la béatitude bétonnique de la Mongie. Mais ce n'est pas la RCP et ce n'est donc pas le moment de faire la petite sieste à l'ombre avant les dernières pentes de l'Aubisque, avec l'orage qui commence, les rafales de vent et la grêle qui m'attendent au détour de la crête suivante ; ce n'est pas l'Aubisque. Là commencent les honneurs du pied, la rencontre fugitive d'un randonneur (un vrai, à pied, sans roues) en sens inverse, frigorifié et fuyant les hauteurs peu accueillantes. Le brouillard, la grêle, la pluie alternent rapidement, de même que les pieds et les roues ; un dernier abri précaire, nommé "B. de Rat" dans la carte IGN au 50.000e, est entouré de pelouses campables bien qu'il soit difficile aujourd'hui de distinguer l'herbe du marécage. Une dernière pente mène à la fin de la piste (alt. 2360 m.) et à un tunnel sommaire d'exploration, d'aspect peu amène et dont un écriteau érodé indique qu'il est en cul-de-sac. Une branche de la piste, partant d'un peu plus bas, monte plus haut que moi mais s'engage vers le Sud dans une direction où rien ne prouve qu'il atteigne la crête. Ça sera pour la prochaine fois. A droite du tunnel, un cône d'éboulis herbeux mène, moyennant quelques, rattrapages sur le gispet mouillé, à un étroit chemin balisé qui quitte le couloir herbeux pour s'engager plus à gauche dans les rochers ; le névé et le cairn du col du Rat (2540) apparaissent au bout de moins d'une heure. Les sacoches surbaissées (et encore plus surbaissées par les poids conjugués des ans, d'une carrière pénible et de leur contenu) subissent au passage quelques découpages bien nets. Le temps se calme momentanément au début de la redescente, marqué seulement par le spectacle classique de quelques sans-roues, trempés, muets et figés devant l'étrange. Le chemin des "contrebandistes" est clairement balisé de rouge, et bien m'en prend de le suivre car s'il part quelquefois dans des directions inattendues (et ne correspondant à aucune carte) c'est toujours pour éviter habilement les nombreux traquenards de la descente parsemée de falaises rocheuses et de pentes gispéteuses bien raides. L'estomac creux, et devenant progressivement amphibie (malgré les quelques préventions que certains m'attribuent), je m'enfonce dans la vallée pour atteindre la piste (2100 m.) en une heure et demie depuis le col. L'orage et la grêle redoublent. S'enfoncer est un grand mot : c'est quand on voudrait s'enfoncer vite que la montagne vous résiste, temporise, vous retient au piège de sa hauteur. La piste, mauvaise, vient de plus haut : s'arrête-t-elle à une autre ébauche de tunnel côté français, ou rejoint-elle par un col plus élevé la branche de piste que j'ai délaissée ce matin ? A voir l'été prochain. La piste, de plus en plus mauvaise, ne sert plus que de torrent. Une brève éclaircie découvre la masse imposante du pic d'Estats, blanchie par la grêle, montagne dans toute sa force à travers le déchaînement des éléments. La force du cadre aussi se révèle dans le déchaînement de cette descente qui dans un lit de cailloux et d'eau me mène, course contre l'orage, au répit du barrage de Souicem, au pied du Montcalm. Quelques souvenirs de goudron commencent alors à apparaître, rescapés des travaux du barrage, et la piste toujours irrégulière, ne devient bonne que vers 100 m., à l'arrivée au sympathique gîte d'étape de Mounicou. Un de nos valeureux congénères (probablement) descendant du port de Bouet, s'y arrêta, paraît-il, en 1984, pour rebrousser chemin sans attendre vers le Rat. Très belle sortie ; le Rat côté français n'est pas exempt de difficultés. La toute dernière partie du chemin, descendant à vue dans le creux de vallon vers un lacet de la piste à l'altitude 2100 m. environ, n'est pas balisée mais assez bien tracée dans l'herbe ; elle risque de ne pas être vue si l'on fait le parcours dans l'autre sens, mais il existe peut-être un autre chemin. A la descente, le Mounicou est à une petite heure de Tarascon-sur-Ariège. Il faut compter deux heures à deux heures et demie de portage ou poussage entre les deux pistes. Jean LOUCHET ISSY-LES-MOULINEAUX |