Lorsque j’ai découvert l’existence du club des Cent Cols, le principe m’a tout de suite séduit. Subsistait malgré tout une petite déception : je pouvais déjà y entrer. Quel dommage d’avoir fixé la limite à seulement 100 cols ! J’avais tout juste vingt ans et un gros appétit m’autorisait à penser qu’à ce rythme, je pourrais passer la barre des mille cols prochainement… Mais c’était sans compter les aléas qui jalonnent la vie d’un homme, le vélo ne pouvant toujours occuper une place prioritaire… C’est finalement à l’aube de mes quarante ans que le millième col devient accessible. Etre en passe de franchir son millième col est déjà en soi une grande satisfaction. Pouvoir choisir, pour cette occasion, une ascension exceptionnelle serait vraiment la cerise sur le gâteau; car lorsqu’on arrive à ce stade de sa « carrière centcoliste », il faut aller la chercher loin ! Ca tombe bien, je prépare un grand périple depuis quelques années : Paris - Beyrouth ! Ma femme est libanaise. L’idée de parcourir le chemin qui sépare nos deux cultures à vélo, la vitesse idéale pour appréhender l’évolution, me trottait dans la tête depuis quelques années. Trois de mes meilleurs compagnons d’escapades cyclistes sont prêts à se lancer avec moi dans cette aventure. Le parcours traverse douze pays en passant par les Vosges, la Forêt Noire, les Alpes Tyroliennes et Juliennes, le Balkan, les montagnes du Köroglu, la chaîne du Taurus et enfin les Monts Liban. Il y a sûrement de quoi faire une belle moisson de cols ! Heureux hasard ou signe du destin, lorsque je finalise l’itinéraire et comptabilise les cols rencontrés, mon millième col pourrait être le col d’Aïnata (ou col des Cèdres) à 2590m au Liban, le rêve ! Nous partons le 1er mai 2005. Sur notre longue route de 5000 km, trois cols doivent être shuntés dans les Alpes du Vorarlberg en Autriche, fermés à cause de la neige, mais comme par enchantement, ils seront au fil des kilomètres remplacés par trois autres non indiqués sur les cartes ! Bref, le 6 juin 2005 à 8 h 30, nous sommes à Tripoli au pied du col d’Aïnata. Il porte l’indice 1000 sur ma liste de cols… Je ne pouvais espérer mieux : C’est un retour aux sources. Le voyage itinérant en cyclo-camping est à l’origine de ma passion pour le vélo. Comme pour mes deux cents premiers cols, je vais franchir ce col en ayant parcouru tout le chemin à vélo depuis mon domicile. Hier angevin, aujourd’hui parisien… C’est un lieu familier qui reste attaché à mon histoire. Ma femme est originaire de Baalbeck situé dans la plaine de la Bekaa, juste derrière ce col, le plus connu du Liban. De nombreuses fois, je l’ai passé, mais jamais à vélo. C’est une ascension exceptionnelle. Partant du niveau de la mer, de Tripoli, c’est près de 2600m de dénivelé à grimper d’un coup sur un seul col. Jamais je n’ai rencontré cela dans ma vie de cycliste !... Enfin, c’est l’aboutissement d’un long périple avec mes meilleurs amis. En pleine euphorie, je suis dans un véritable état de grâce pour attaquer l’ascension de ce col, même si hier l'étape a été longue (196km) et que la fatigue s'est accumulée durant ces 33 jours de route... Pour défier avec nous ce géant, Maxime Chaaya, ancien champion cycliste libanais, et Jacques, un cycliste normand travaillant depuis trois ans au Liban, sont venus ce matin nous prêter cuisse forte. Le ciel est pur, une bonne chaleur commence à s’installer et derrière nous la Méditerranée est superbe. Il faut y aller, attaquer droit dans le pentu ! Ca discute pas mal dans les premières rampes avec nos deux hôtes qui, à vide, semblent très à l'aise ! Nous sommes vite essoufflés avec notre charge et sommes obligés d'imposer notre rythme de croisière. La route s'élève rapidement au dessus de la mer, si belle qu'il ne faut pas trop la regarder pour résister à la tentation du demi-tour pour aller piquer une tête !... L’itinéraire conseillé par nos amis évite la voie principale jusqu’à Ammioun. Nous apprécions la tranquillité et les petits villages aux maisons traditionnelles encore préservées même si nous devrons perdre 300 m de dénivelé ensuite pour retrouver la route principale… Il fait très chaud à Kousba et il faut déjà faire le plein. Quelques délicieuses pâtisseries de la maison Hallab ne peuvent pas nous faire de mal ! La pente est sévère (10 % ?), la route est droite et il n'y a pas d'ombre. C’est probablement le passage le plus pénible. Le groupe se désunit un peu, chacun roulant à sa mesure en essayant de gérer son effort pour être sûr d'arriver au bout. C’est dans ces moments de solitude, face à la montagne, tout en gérant sereinement son effort, que le grimpeur de cols se laisse porter par son âme vagabonde… Je passe alors en revue les cols qui m’ont le plus marqué. Le premier, la Croix Morand (63-1401), vécu comme un véritable triomphe, remonte à 1981. J’étais avec Bruno qui est encore là aujourd’hui à mes côtés pour le millième. Il y a ensuite tous les grands cols du Tour de France procurant à chaque fois une grande satisfaction, celle d’avoir côtoyé et su dompter ces hauts lieux de l’histoire cycliste. Je me rappelle avoir souffert moi aussi dans d’autres cols au pourcentage abominable : le Grand Colombier (01-1500), le Burdincurutcheta (64-1135a), la Forcella Longeres (2330m-Veneto) ou plus récemment dans le Wurzen Pass (1073m-Autriche). |
Il y a aussi les cols où la foudre pour seule accompagnatrice vous fait claquer des dents : col de Menée (26-1402b), col de la Vaccia (2A-1193b). Il y a ceux qu’on a osé faire en début ou en fin de saison, sans considérer les dangers de la montagne, saisi par le froid dans le col des Champs (04-2040) à tel point que mes doigts gelés n’arrivaient plus à contrôler le freinage, ou pire encore, dans le col de l’Arpettaz (73-1581) où j’ai dû frapper à la porte d’un chalet pour qu’on me prête des vêtements afin de pouvoir terminer la descente tellement mon vélo tremblait ! Par opposition, il y a ceux passés dans la fournaise (37°C) : le col de Fix St-Geneys (43-1109) lors de ma diagonale Brest-Menton, ou encore le bien nommé col de la Chaudière (26-1047) ! Enfin, les rares où j’étais à l’agonie, fiévreux, malade : la Chavade (07-1266) ou la Bonette (04-2715) où j’ai dû renoncer la première fois. Je me souviens aussi des cols ridicules comme celui de Beaulieu (06-0024) ou de Casse-Cou (21m -Nouvelle Calédonie), des cols où j’ai eu l’impression d’être aux manœuvres d’une locomotive que rien n’arrête : col des Gets (74-1163), col de Turini (06-1607b). Mes quelques expériences en cols muletier ont toujours été des grands moments : la Collade des Roques Blanches (66-2252), le Parpaillon (04-2637) ou encore le Colle Dell Assieta (2472m-Piémont). Comment oublier le col des Tempêtes (84-1829) monté trois fois dans la même journée, c’est cinglé ! Pour finir, les plus beaux resteront : le Cormet de Roselend (73-1968), le Colle de Valcavera (2416m-Piémont), le Stelvio (2758m-Lombardie), la Lombarde (06-2350a)… mais j’en oublie sûrement ! La beauté du paysage me ramène au présent lorsque nous quittons cette grande voie pour prendre une route qui tortille au dessus des gorges de la Kadisha. Les vues sont assez vertigineuses et nous rencontrons de superbes villages maronites où les maisons sont toutes ornées de splendides tonnelles de vigne. A Hasroun, deux cyclistes venant en sens inverse m’arrêtent. Intrigués par notre « convoi », Bassam et son cousin veulent savoir d’où nous arrivons et où nous allons. Après une sympathique conversation, nous échangeons nos adresses pour les aiguiller sur le matériel qu’ils souhaitent acquérir en France. Les cyclistes sont rares au Liban où l’automobile est reine (pas de place pour la petite…). L’équipe se regroupe à Bcharré pour se ravitailler rapidement. C’est le labne et le khobz qui passent le mieux (fromage blanc avec des galettes de pain), il fait chaud. Maxime et Jacques doivent nous quitter, nous les remercions pour ce super moment partagé ensemble. Nous approchons bientôt des fameux cèdres du Liban. L’espace restreint occupé par ces arbres millénaires peut décevoir. Le site s’apparente plus à un bosquet qu’à une véritable forêt. C’est la région du Chouf au Liban qui compte le plus grand nombre de cèdres. Mais ce site biblique invite au respect, la présence des cèdres conférant l’impression de domination de la montagne. Un peu plus loin, à partir de 2000 m d'altitude, la montagne est nue avec quelques névés accrochés ci et là. L’atmosphère devient plus commune. C’est celle qu’on a l’habitude de rencontrer dans le final des cols de haute montagne : un paysage assez austère où cependant la couleur rose des Monts Liban, appelée aussi « montagne aux parfums », flirtant avec le bleu du ciel adoucit ce caractère. Quatre grands lacets se dessinent au dessus de nous au bout desquels on distingue très nettement le col. La température est meilleure et nos jambes retrouvent un peu de tonus. Au loin, nous pouvons maintenant deviner la mer qui scintille. C’est depuis tout là-bas que nous sommes partis ce matin ! Quel col ! Tel un coureur franchissant la ligne d’arrivée, je remonte ma fermeture de maillot et me redresse fièrement pour franchir mon millième col, le plus beau. Des congères impressionnantes nous encadrent au passage du col. De l'autre côté, la plaine de la Bekaa est magnifique, une mosaïque de couleurs devant les Monts Anti-Liban superbement éclairés. La police est là pour nous escorter dans la descente jusqu'à Baalbeck où nous sommes attendus par la Mission Culturelle Française. C'est le début d'une folle parade... Jérôme Saunier CC n°2859 |