Ah, celui-là, je l’avais mis en réserve sur mes tablettes, et cela, je l’avoue, depuis quelques années… Mon millième, le col Vieux ! Ce n’est pas par hasard que je l’ai choisi : son nom correspond au qualificatif qui me désigne aujourd’hui, sur le parcours de mes 73 printemps. Que voulez-vous, c’est ainsi, il faut savoir accepter et comme dit si bien l’adage populaire : « on ne peut pas être et avoir été ! » Du haut du col Agnel, le plus haut d’Europe il y a de cela quelques décennies, que je viens de franchir en 999ème position de ma collection personnelle, le regard, après avoir admiré le décor majestueux alentour, se tourne vers la pente déjà franchie qui soudain devient une montagne quasi infranchissable tant les cyclos qui s’y trouvent encore paraissent de minuscules fourmis à l’assaut d’un eldorado chimérique et lointain… La pensée regarde aussi intérieurement vers l’arrière : le décor s’y prête, la grandeur de la nature, le silence, la beauté des lieux, l’examen interne du passé ! Que n’ai-je point apprécié plus tôt ce que la vie me donne pour un temps seulement ? L’insouciance de la jeunesse devant l’échéance de l’homme ! La jeunesse, ah oui, c’est beau ! L’horloge devrait y marquer un temps d’arrêt. « Ma jeunesse ! » Dans le souffle court d’un col, je la vois souvent s’écouler près de moi comme une source de montagne limpide et claire à laquelle je ne pourrai plus boire. Il en est bien ainsi pour tout un chacun, que se soit dans un col ou ailleurs. C’est le parcours inexorable de la vie ! Après l’Agnel, retour sur mes pas et à deux kilomètres, par un sentier de montagne, j’« attaque » le col Vieux qui se trouve tout près, là-haut, tout là-haut à 2810 m d’altitude dans une échancrure du Pain de Sucre, sentinelle immuable du mont Viso. C’est lui que je veux aujourd’hui, mon but, mon désir… puis il passera lui aussi du rêve au souvenir ! A pied, je pousse, arc-bouté sur les mollets et les reins, ahane sur les versants de cette pente abrupte, franchis des ruisselets sur des pierres plates disposées et calées, glisse dans des ornières multiples et perds l’équilibre sur des pierriers dus à l’érosion de la montagne, sous les méfaits des éléments et des siècles. |
Pégase, mon fidèle coursier, n’en peut plus. Il m’interpelle soudain, le souffle court : - « Dis donc, la prochaine fois, si d’aventure tu envisages de fréquenter de pareils itinéraires, sans aucune mesure avec ma condition de Cheval Ailé qui fit jaillir de la montagne la fontaine de l’Hippocrène, tu prendras un mulet ou mieux, un bardot des Alpes, autrement dit un VTT ! - OK, message reçu 5 sur 5, mais tu avoueras, mon cher Pégase, que le décor en vaut la peine ! » Il poursuit tout de go sur un ton plus conciliant après sa sévère algarade que la fatigue accumulée explique. - « Là, au sommet, tu devrais continuer à pédaler, pédaler, pédaler calmement. Tu t’élèverais doucement, sans effort, sans soucis, sans fatigue, sans stress, laissant dans la vallée où se disputent les hommes, tes tracas, tes peines, tes angoisses et la condition humaine ! Tu rejoindrais, sans connaître les affres et les douleurs de la vieillesse qui te guettent, le petit nuage blanc qui passe là-haut dans le ciel des Alpes. Tu partirais cyclant et comblé vers le firmament cyclotouristique et disparaîtrais, tel un ectoplasme vaporeux émané d’un médium. - Oui, mon Pégase, je signe, il suffit peut-être d’y croire fermement, mais hélas mes essais demeurent infructueux ! J’ai des semelles aux pieds, vois-tu. Elles me tiennent inexorablement rivé à la terre des Hommes et malgré mes tentatives (la 1000ème aujourd’hui au col Vieux), elles m’interdisent de rejoindre ton Hélicon, régnant entre terre et ciel dans l’antichambre de l’Olympe ! » Le petit nuage blanc s’est évanoui, s’est effiloché, a disparu ! Je dois donc redescendre avec toutes les précautions d’usage sur ce sentier cahoteux, espérant pouvoir, ici ou ailleurs, faire encore quelques tentatives tant que l’espoir guidera mon corps. On devient vieux, paraît-il, quand on n’a plus de projets ! Pour ma part, j’en ai encore quelques-uns dans ma sacoche, et d’ici leur réalisation, il y aura, c’est sûr, d’autres petits nuages blancs qui s’évaporeront dans l’azur des Alpes. André Beccat CC n°3360 |