La chasse et la randonnée

"Le XXI ème siècle sera spirituel ou ne sera pas". L'avenir dira si Monsieur Malraux était bon visionnaire, mais moi je vous l'affirme avec certitude : en montagne, le XXI ème siècle sera cyclomuletier ou ne sera pas.

Si vous croyez que je délire, c'est que vous n'avez pas fréquenté les Alpes depuis la dernière glaciation. Il y a longtemps que les relents de gas-oil ont eu raison de la bonne senteur du foin coupé, que le tintement des clarines et le grondement du torrent ont été étouffés sous les vroum-vroum, que le souci d'en réchapper vivant a pris le pas sur les tendances contemplatives. Certes l'arrière-saison échappe à ce noir tableau, mais elle est réservée à quelques privilégiés, et la plupart d'entre-nous doit bien s'accommoder du pire. Qu'alors y faire ? diront les frileux. Ce que certains ont fait depuis belle lurette, sans attendre que la situation devienne intenable, simplement par goût de l'aventure et par amour de la montagne authentique. D'autres les ont rejoints, conscients que notre avenir de cyclos montagnards n'est plus sur la route. Mais là comme en politique, le tempérament français veut qu'il y ait des courants dont nous ne retiendrons, pour simplifier, que les deux principaux, la chasse aux cols et la randonnée cyclomuletière.

La première voit le col comme une fin, un but à atteindre, à la manière du célèbre alpiniste Hillary parlant de l'Everest : "Je veux escalader cette montagne parce qu'elle est là." Dans la pratique, ce n'est pas si simple. Dénicher à l'aide de topos et de cartes introuvables un secteur sévèrement "collu", se jeter dessus comme des crevés de faim, lestés de 10 kg de conserves et d'un régime de bananes, vu l'absence certaine de tout supermarché sur les lieux. C'est le prix à payer pour des découvertes souvent extraordinaires et peu accessibles ... et accessoirement un bond appréciable au classement des 100 cols. Toujours est-il qu'au terme du ratissage, le sujet aura été épuisé ... le chasseur également, c'est sûr !

La randonnée cyclomuletière, elle, tient le col pour ce qu'il est par définition, le moyen de relier deux vallées entre elles, usage normal par conséquent. Lors de sa fondation, l'Alpine Club avait pris pour devise : "Là où il y a une volonté, il y a un chemin.", une fière formule que le randonneur cyclomuletier peut reprendre à son compte. Selon les jours et les difficultés alternent pédalage, poussage, roue libre, portage, sans souci des cols à l'écart de l'itinéraire, avec la seule ambition de réaliser un parcours insolite, ponctué de cols ignorés de la foule, dans une nature préservée et accueillante.
A chacun de trouver sa voie selon son tempérament.

Un de mes amis, grand chasseur de cols, m'invite parfois à l'un de ses safaris. De bon cœur j'accepte, sachant que du menu seront exclues les taupinières tout juste bonnes pour obsédé du classement. Et puis c'est mon ami, c'est pour moi qu'il fait çà, gratuitement puisqu'il a déjà tout épinglé.

Pour autant mon grand bonheur n'est pas là, vous l'avez compris. Il est dans la randonnée cyclomuletière que j'ai découverte il y a 45 ans au Cormet de Roselend, alors cyclable d'un seul côté. Une passion venait de naître, et comme une vraie passion ne meurt jamais ... 45 ans déjà à échafauder des parcours hors du commun, voire un tantinet ahurissants. Un exemple parmi la multitude : pour retrouver la famille en vacances près de Menton, partir du lac de Constance et passer par les Tauern et les Dolomites en évitant la plupart des cols routiers. Et là au moins, au diable la voiture suiveuse, honte des cyclos d'opérette. Les souvenirs, n'en parlons pas. Ou plutôt parlons-en : des découvertes, des rencontres certes, mais aussi toutes ces craintes surmontées, ces incertitudes bravées, ces obstacles franchis. Toutes ces sensations fortes, ce n'est pas en restant collé au bitume que vous les éprouverez. La connaissance profonde de la montagne passe par les sentiers et les pistes, parce qu'heureusement il y a toujours un chemin là où il y a une volonté.

Michel PERRODIN N°26

de TALANT (Côte-D'or)