Quand mes yeux s'ouvrent, chaque matin, ils tombent invariablement sur deux photos, l'une accrochée au mur - Annie et moi en mariés -, l'autre sur la tablette du radiateur... Deux garçons en habit de communion : uniforme à boutons dorés, brassards, gros noeuds ; invariablement, mes yeux descendent : quatre jambes, quatre chaussures vernies.... C'était en mai 1939. Le plus maigrichon croise les bras, c'est Arsène mon jumeau. Le plus rond tient son missel dans ses mains ; c'est moi et ce n'est pas moi. Tant de choses nous séparent. Le cheveu noir et le visage imberbe ; les cheveux gris, la barbe blanche. Celui de la photo n'avait pas pénétré dans le monde des (x + y) et de Pythagore ; les intégrales et grandes lois de la Physique n'auront plus (trop) de secrets pour celui qui reste et écrit. L'un courait à toutes jambes, l'autre se traînera. Le gamin n'a jamais approché un vélo, le vieux en possédera jusqu'à quatre. Ils n'ont pas la même expérience de la vie : onze années pour l'un, soixante et une pour l'autre. C'est qu'une rupture se produit le 15 août 1939 : le gamin perd une jambe. Finie l'enfance. Une autre vie commence, sans larmes, sans regrets - à cet âge-là, on ne se pose pas de questions. Une autre vie, c'est tout. 1942. Trois années plus tard, une bonne âme présentera une bicyclette à l'adolescent ; celui-ci sera pratiquement poussé à poser ses fesses sur la selle... L'adolescent s'exécutera.(1) Bientôt il fait connaissance avec le macadam de la route et les côtes qu'il gravit à pied, à côté de sa bicyclette. Et puis, un jour... Je revois le petit bois sur la droite, la route qui descend devant moi, le versant qui monte vers moi et vient d'être vaincu... Image impérissable. Plaisir inoubliable, inoublié. A cet instant, une vocation a dû naître. Mais nul ne le savait. Le bonheur présent suffisait. Après deux ou trois semaines - c'est court - à pédaler autour de Richelieu (Indre et Loire), il faudra attendre trois années - c'est long - avant qu'une bicyclette soit mise à ma disposition. Puis une autre. Et enfin, ma première bicyclette, bien à moi, achetée de mes deniers - la Rouge... J'avais vingt deux ans. La Rouge et les premières randonnées, faites de bas et de hauts... Des montées encore et toujours, toujours vaincues. Et pourtant jamais de grande montagne. Elle n'était pas pour moi, je ne m'y frottais pas. J'en rêvais sans doute... La rencontre finit par avoir lieu. |
1978 : l'Izoard. Mon premier 2000 et quel 2000 ! Cinquante ans et près de quarante de la seconde vie. Temps perdu ? Oui et non. Un premier objectif : 100 cols ; ce fut le col Ste-Anne (un texte : La Colite). Un deuxième : 200 cols, ce sera le col du Pilon (un autre texte pour honorer cet engin qui me permet d'aller cahin-caha). Un 500 ème - le col des Quatre Vents. Surprise : j'en étais là ! C'était mon bâton de maréchal.(2) Je continuais pourtant à pédaler de France en Navarre, visant le BCN et le BPF,(3) grappillant quelques cols à cette occasion. 600, 700 et puis 800 ! Là, ce fut presque un choc. 1000 n'était pas loin : ce sera mon objectif. Le 19 août 2000, je monterai le col du Bel Homme : il est le 1000 ème col. Le choix de ce col est un pied de nez à moi-même. Pas plus à pied qu'à vélo, je n'ai belle allure. J'ai sous les yeux une photo qui me montre à vélo, vu de derrière ; quiconque la regarde ne peut que se demander de quel côté je vais tomber ! Mais comme normalement je ne me vois pas, je ne m'interroge pas ! Même si les autres éprouvent quelques frayeurs, dans ma tête, je suis heureux quand je suis à bicyclette. Le col du Bel Homme a, quant à lui, belle allure : 915m, 450m de dénivelée depuis Bargemon (Var), 6 km, 7,5 % (qui m'a imposé le 28x24). J'avais prévu une pause au bout de 45 mn ; mais pour ce 1000 ème, j'ai mis un point d'honneur à ne pas m'arrêter : 1 h 03 de montée soutenue.(4) En arrivant, mes pensées remontent le temps... En 1942, un petit bois près de Richelieu, une bicyclette, un adolescent émerveillé : il avait monté sa première côte... Là-haut sur la montagne était... Annie qui m'attendait ; elle avait pédalé plus vite - telle est la règle ! Bises. Dans la descente, elle se tourne vers moi : - Je t'invite au restaurant, ce midi, pour célébrer ton millième col. Belle terrasse, écrevisses, un bon vin, un bon moment. Annie m'en voudra-t-elle ?, je ne peux m'empêcher de dédier ce 1000 ème col à ce petit garçon de onze ans qui, en ce mois de mai 1939, tient gauchement son missel, bien planté sur ses deux jambes, à ce petit garçon qui, de la bicyclette, n'a jamais connu ni les souffrances certes, mais surtout, ni les joies et quelles joies ! Bernard MIGAUD N°1400 de Metz (Moselle) |