Gamins, nos parents nous avaient emmenés, mon frère et moi, crapahuter au cœur du Valais, de l'Engadine, des Dolomites... sur ce qui allait devenir le magnifique itinéraire " Léman-Adriatique " créé par notre vénérable Maître Georges Rossini. Nous en avions gardé un tel souvenir que, nous étant mis au vélo sur le tard, nous nous étions promis d'y retourner un jour, cette fois-ci sur nos montures. Mais, de reports en contre-temps, les belles années passaient et les braquets raccourcissaient... La soixantaine étant là, nous décidons que 1998 serait notre année... avant qu'il ne soit trop tard ! Un peu embourgeoisés et disposant de peu de temps, nous choisissons de limiter notre randonnée aux secteurs les plus intéressants et demandons à mon épouse, peu enthousiaste au départ, de nous accompagner en voiture pour assurer la logistique et nous transporter dans certains fonds de vallées particulièrement embouteillés en juillet. Tout est organisé quand, trois semaines avant notre départ, notre fille aînée Constance, 27 ans, vient nous voir et nous annonce qu'elle part avec nous. Ma femme, ravie, lui répond qu'elle se sentira ainsi moins seule dans la voiture et qu'elles pourront visiter et faire du shopping en nous attendant. Ce à quoi Constance réplique aussitôt : "Non maman, tu n'as pas compris, je ne pars pas avec toi, je pars avec eux, à vélo !" Le moment de stupeur passé, c'est à mon tour d'intervenir : "Mais tu n'as jamais fait de vélo !". "Mais si, depuis quelques mois je fais du vélo plusieurs fois par semaine dans une salle de gym, en bas de mon bureau". "Mais ce n'est pas du vélo, ça !". "Peut-être, mais ça, ça fait des cuisses". "Mais tu n'as jamais grimpé un col !". "Mais si, rappelles-toi, à quinze ans j'avais fait le col de Balance".(col auvergnat dans les monts du Livradois, dont la D.D.E. a récemment officialisé l'existence par la pose d'un panneau). Je crois m'en tirer avec un définitif : "De toute façon, tu n'as pas de vélo". "Pas de problème, je prendrai celui de Maman". "Peut-être, mais je veux absolument te voir rouler avant". "OK, alors allons-y dimanche". Le dimanche matin, un peu inquiet, je remonte le fameux vélo de ma femme qui dormait dans la cave depuis des années. Un rapide coup de chiffon et nous voilà à Longchamp. Un premier tour pour effectuer des réglages indispensables et enlever les courroies de cale-pieds (dont elle ne voudra à aucun prix), un autre tour pour lui apprendre à aligner sa chaîne, un troisième pour travailler l'ankle-play (???) et les deux derniers, enfin, pour lui montrer comment s'abriter du vent sans toucher les roues. Les bases sont jetées, et l'élève semble assez douée. Rendez-vous est alors pris pour le dimanche suivant, dans les bosses de la forêt de Marly. Soixante kilomètres plus tard, et après pas mal de "greu-greu-greu" dans l'apprentissage des braquets et le passage du tout-à-gauche (un 30x22 qui lui sera bien utile plus tard), nous rentrons l'un et l'autre assez satisfaits de cette première sortie. Toutefois, Longchamp, Marly, ce n'est pas le Stelvio ! Un ultime test "in-vivo" me paraît indispensable à une semaine du départ. Nous partons donc dans les Alpes le week-end du 12 juillet où Constance me sort, assez facilement, le Petit Saint Bernard et l'Iseran. Le soir, nous fêtons ses deux premiers 2000m, en même temps que la victoire de l'équipe de France de football ! Retour au bureau pour une semaine et le samedi suivant, nous passons prendre mon frère Pierre en Auvergne, avant de filer sur la Suisse et de remonter une partie du Valais en voiture. Pendant le trajet, Pierre, médecin, a le temps d'expliquer en détail à sa nièce comment s'alimenter, boire, et gérer son effort. |
Le lendemain matin, en selle pour la première étape. Nous délaissons le Simplon et le Nufenen, déjà franchis, pour choisir la Furka et le Saint Gothard avec ses vieux pavés. Puis on enchaîne le magnifique San Bernardino, le Splugen, vent dans le nez et son incroyable descente, le Maloja, le Bernina là encore contre le vent... Les 2000m s'accumulent. Constance est toujours dans les roues. "ça va ?" ; "ça va !". Et pour nous démontrer qu'effectivement, ça va bien, Constance nous dépose dans la Forcola di Livigno et nous attend à la pancarte des 2315m avec un certain sourire ! Ensuite, c'est Eira, Foscagno et sa superbe descente sur Bormio pour arriver au pied du "Juge de Paix" : le fameux Stelvio, que nous attaquons par son versant dit le plus facile, en début d'après-midi. Le plus facile, c'est vite dit, car, même de ce côté, les pourcentages restent élevés. Néanmoins, Constance dans ma roue, nous arrivons enfin au sommet, plusieurs minutes après Pierre qui nous a fait un final à la Pantani. Nous nous retrouvons pour la traditionnelle photo sur un podium installé devant une grande photo de Fausto Coppi, sous les applaudissements d'italiens visiblement impressionnés de voir une femme en haut d'un tel col ! Le soir, nous faisons étape dans le charmant petit village de Trafoi, où notre éclectisme nous fait rendre hommage à Sigmund Freud, Gustavo Thoeni et Rheinhold Messner. Le lendemain matin, les vélos sont sur la voiture pour le trajet Spondigna-Merano. Bien nous en prend tant la circulation est épouvantable. Faire ce trajet à vélo serait suicidaire. Dans les bouchons, Constance a le temps de potasser les cartes, et, arrivés à Merano, elle nous annonce qu'elle est venue franchir des 2000m, que l'itinéraire officiel ne prévoit aujourd'hui que des cols inférieurs à 2000m, que nous devrons traverser Bolzano et son trafic par une chaleur torride,... alors qu'en passant par le nord, il y a deux 2000m qu'elle épinglerait volontiers sur sa liste. Rapidement convaincus, nous voilà partis pour le passo Giovo et le passo Pennes. Le premier est un vrai régal. Comme nous n'avons pas assez étudié la topographie des lieux, nous pensons qu'il en ira de même pour le second. Quelle erreur ! surtout ne le confondez pas avec son homonyme de la Drôme (1040m) ! Nous attaquons ce Pennes-là dans l'après-midi sous un cagnard d'enfer. Après quelques hectomètres autour de 950m d'altitude, la pente se redresse brutalement et, pour le cas où on ne l'aurait pas remarqué, un panneau nous indique 13 % ! Nous voilà alors partis pour 13 à 14 kilomètres de montée avec 1260m de dénivelé et pas plus de 2 ou 3 lacets pour se "refaire"! Pierre nous abandonne rapidement à notre sort. Dans ces pourcentages, je paye la note de mes repas d'affaires et de mes kilos superflus. Quant à Constance, ma femme l'exhorte au plus fort de la pente : "Constance, arrête, c'est trop dur pour toi...". C'est exactement ce qu'il ne fallait pas lui dire ! La réponse fuse : "No pain, no gain !" ce qui, à double titre, me paraît parfaitement justifié pour ce col et démontre encore la lucidité de ma fille. Il n'y aura donc toujours pas de "présentation de vélos" aux rares touristes de passage et nous arriverons au sommet pour y retrouver Pierre qui a eu le temps d'enfiler un survêtement. Constance est radieuse et a le culot de nous dire : "C'était plus facile que le Stelvio !". Aux innocents les mains pleines... car c'est loin d'être notre avis ! Du coup, la suite nous semble plus facile. C'est de la balade touristique dans le cadre exceptionnel des Dolomites : Sella, Pordoi, Noël, où Constance, devant rentrer à Paris, nous laisse malheureusement seuls finir la randonnée. Nous y ajouterons cinq autres 2000 m dont le mémorable passo di Giau. En nous quittant au sommet du Pordoi après ses dix-sept 2000m, et pas mécontente de cette première expérience, Constance nous fait part de son problème : " Maintenant, il me reste 80 cols à franchir pour entrer au club des 100 Cols. Mais, d'un autre côté, je peux encore en faire 340 sans avoir besoin d'un nouveau 2000m. C'est bien, la relève du club semble assurée ! Bernard CHALCHAT N°837 de SAINT CLOUD (Hauts de Seine) |