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Que ma joie demeure !

Revue N° 27 Page 53

Chaque fin d'année, en bon sociétaire du club des Cent Cols, je mets à jour la liste des cols montés.

Ce petit exercice, bien agréable au demeurant, nécessite un certain effort de mémoire. Il demande aussi l'aide de différentes cartes et de la Bible, je veux parler du catalogue des 8500 cols de France, puisque tous les cols ne sont pas notés sur les cartes disponibles sur le marché.

Cette année, j'ai passé la barre des 500 cols, je dois donc aussi vérifier que tel col n'est pas déjà sur ma liste.

Ce faisant, les images, les souvenirs resurgissent. Images, mais aussi lumières, odeurs, couleurs ; un véritable kaléidoscope. Impossible de passer sur un nom de col sans que des souvenirs me reviennent et, pour peu que ce col soit de quelque importance, alors le souvenir devient plus précis ; à ce stade, il est intemporel.

Il me revient ainsi, cyclo inexpérimenté que j'étais, la dure épreuve de ma première montée du Ventoux, mais aussi la joie et la récompense de découvrir le magnifique paysage de la Provence et des Baronnies. Sont aussi toujours bien présents l'odeur de lavande dans le Négron, alors que je suivais une pleine charrette en route pour la distillerie alors que le mistral essaimait quelques bottes mal liées. Et aussi le triste spectacle des squelettes de chênes morts, étouffés par des sapins sur le GR 9 entre la grange des Bernards et le col du Comte, en face de Brantes. Impossible d'oublier la vue sur presque toutes les Alpes, en haut du Perty.

Il me faut aussi citer ce cyclo en costume, imperméable long et chaussures de ville qui, très dignement, grimaçait dans Marie Blanque et qui me dit avec un très grand flegme et beaucoup de calme, alors que j'avais eu bien du mal à le rattraper: "C'est un très beau col, il mérite bien deux chevrons !". Et ces chevreuils dans le col de Durbize et les chamois sur le chemin du Bric Froid! Jamais je n'oublierai les névés qui m'ont fait tant souffrir entre l'étang d'Arreau et le port d'Aula. Que de joie à monter, dans le petit matin, la Bonette ou le port de Lers ! Que de joie devant les rhododendrons du lac des Bouillouses ou dans la montée vers les Roques Blanches après la croix de Lipodère, les genêts en fleurs dans le Chap del Bosc, la majesté des sapins vosgiens, l'épaisseur de la forêt d'Iraty, une des plus belles hêtraies que je connaisse.

Comment ne pas citer les châtaigneraies des Cévennes que nous avons traversées lors du Toboggan Cévenol ou celles du massif des Maures, lors des Crêtes Varoises.
Comme tous les cyclos, j'ai bien d'autres souvenirs. Mais la montagne a ceci de particulier que rien d'elle n'est jamais acquis, et qu'en remerciement des efforts qu'elle nous impose, elle nous fait ce cadeau de l'indélébile photo nichée au plus profond de notre mémoire. Photo qui ne demande qu'à resurgir quand, lors des soirées d'hiver, nous préparons d'autres chevauchées.
Oui, que mon ami Jean a raison de dire que la montagne est belle. Elle est belle et partageuse, quand on sait la courtiser. Mais elle est entière, et gare au matamore, au tranche-montagne qui croit la posséder comme une innocente pucelle.

J'ai, il y a peu de temps, troqué pour cause de retraite, ma caisse à outils contre une randonneuse légère. Naturellement, je l'ai équipée d'un 28x28, comme mon vieux vélo.

Il n'est pas dans ma nature d'implorer les dieux, mais fasse le ciel que j'aie encore un peu de temps pour compléter ma collection de souvenirs, il me reste tant à voir.

A celui qui n'ose se mesurer à la montagne ou qui doute de l'utilité de notre confrérie, je ne peux que lui dire : Ecoute, petit ! Va méditer la chanson du vent en haut du Ventoux, ou dans le profond silence de la forêt d'Iraty, va admirer les fleurs en haut du Queyras, va comparer le jaune des genêts dans la vallée de la Borne, vers le Chap del Bosc à celui des mimosas du modeste Pas de la Griotte. Va boire l'eau fraîche à la source, va goûter les framboises ou les myrtilles sur la Margeride, va déguster les pieds-paquets au pied du col du Défends ou l'aligot au col d'Aubrac, va suer sous le soleil du Tiz-in-Test ou dans la montée de la Sierra Nevada, va goûter les Maury, les Rancios ou les Fitous dans les cols cathares, va trembler sous l'orage de l'Aigoual, va te ressourcer dans la solitude des Grands Causses, va prendre de la hauteur, du temps, luxe suprême dans notre société d'agités, laisse la montagne, par sa difficulté à la gravir, exacerber tes sens. Va-t-en te retrouver, humble cyclo, dans ces paradis, égal au moindre oiseau, égal à la plus petite fleur, c'est-à-dire libre. Va composer avec cette haute nature, ce bien que nous devons laisser intact à nos enfants et aux enfants de nos enfants, la page d'une symphonie où les harmoniques auront d'autant plus de couleurs, de profondeur, que tu auras pris de plaisir à gravir cette maîtresse.

Et à la fin de l'année, petit, quand comme moi, tu listeras tes cols, alors tu verras toi aussi, tu te repasseras le film et tu diras : " C'est vrai, que la montagne est belle ! " ; et comme moi et mon ami Giono tu diras : "Puisque c'est ainsi, j'y retourne, ... et que ma joie demeure !"

Gérard MAUROY N°3664

de MILLAU (Aveyron)


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