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La dernière tentation du cyclo

Revue N° 17 Page 21

(à prononcer à l'italienne)

SCORE :16

24/10/88 - St Jean-de-Luz Sur Golfe de Gascogne : soleil, mer belle à peu agitée, vent d'est force tranquille 2 à 3, température très douce. Ce que l'on appelle une splendide journée d'automne.

Une Palombe Bleue SNCF nous a déposés d'un coup d'aile, ce matin tôt : deux cyclos plus une cyclote. Un quatrième nous attendait ; venu en voisin, il est sur son territoire. Quant aux vélos, ils ont sagement voyagé en bagages, carapaçonnés, pardon - caparaçonnés de cartons SNCF.

A notre programme : nous allons égrener un CHAPELET de cols basques, à cheval sur la frontière, en 3 jours jusqu'à Pau. C'est la sortie "productiviste" de cette année, dans le but avoué d'allonger un peu nos listes annuelles maigrelettes. Que celui qui n'a jamais ainsi péché... me jette la première rustine ! Mais c'est aussi une façon de terminer en beauté, car à cette saison, il s'agit sans doute de notre dernière grande sortie. J'ai découvert il y a quelques années, du côté de chez Pierre Roques, et avec lui, l'éblouissement des vallées pyrénéennes au 1er novembre, quand l'automne avancé incendie les forêts. Et je me suis toujours promis de revenir de temps en temps à cette date. Partout, l'automne est roux, mais dans les Pyrénées, certains paysages touchent au sublime. Est-ce parce que l'air y est plus transparent ? Jaune, Orangé, Rouge, quel peintre fou a osé ces couleurs franches, plus pures que celles d'un Van Gogh ?..

- Dis donc, Joëlle, tu viens ou tu rêves ? !!! Tu comptes passer Ispéguy en pleine nuit ? - Attends une minute ! Je boucle ma sacoche et j'arrive ! JE CONFESSE les avoir fait légèrement attendre ce matin, au moment du départ. On est cyclote ou on ne l'est pas... La cyclote est rarement aussi pressée que le cyclo. Elle s'attarde, contemple, enlève ses gants, cueille une fleur, ou enfile un pull... ces petites haltes font partie de son plaisir de rouler. A cyclo-touriste, cyclo- touriste et demiE... pense-t-elle parfois. Enfin, c'est vrai que d'autres fois, elle exagère un tantinet... A propos d'Ispéguy, ça serait beau, certainement, ce col sous les étoiles. Mais j'aurais peur que la frontière soit fermée, et d'être prise pour une terroriste en cavale par la guardia civile, malgré la CHASUBLE recommandée par notre grand-prêtre pour la route de nuit dans le dernier numéro de Cyclotourisme. - Bon, me voilà ! Départ. 50 mètres plus loin.

- Wzzzzz !!! Font les pédales de Philippe, soudain libérées par la roue libre, dont le cliquet vient de céder. La consommation de Philippe normes UTAC est de : un noyau par 10000km et 150 cols. (U.T.A.C. = Utilisation Temporaire d'un Accessoire Cyclo). Seule consolation : il pourra concourir pour le prochain trophée Michel Jonquet ; 50 mètres ce matin, qui dit mieux ? GLOIRE au dieu des cyclos, qui doit certainement exister, puisqu'il a placé un marchand de cycles, presque en face de la gare de St Jean-de-Luz ! Qui plus est, il ouvre tôt, et est bien fourni en couronnes de 28, un véritable MIRACLE.

9 h 30, roue libre changée, vrai départ, sur la route d'Ascain. SAINT IGNACE, priez pour nous. DE LOYOLA, priez pour nous.

Et de deux (cols). St Ignace à 169m ce n'est guère remarquable, mais De Loyola à 436 m, je sens que nous nous élevons, spirituellement. Frontière à Dancharia. Les douaniers français nous font "bonjour" de la main. Quant aux espagnols, ils doivent être à la chasse à la palombe. Quelques achats aux "ventas" côté espagnol, en vue du pique-nique. Fromage de brebis, jambon de Bayonne, et Gâteau Basque, ça va de soi. Des palombes sont pendues à côté de l'entrée, la tête ensanglantée. Quand je pense que des caravanes de chasseurs viennent de tout le sud-ouest, et s'installent ici en cette saison, pour une telle triste besogne. Les vols migratoires passent dans les échancrures de la frontière, où les guettent les hommes cachés derrière de petits postes de tir. Les municipalités leur louent les emplacements. Cols à louer... pour donner la mort pour le plaisir... C'est, paraît-il, extrêmement cher ! Collado Urbia. Et de trois.

Vallonnements roux, mais d'un roux tirant vers le brun plutôt que flamboyant. La sécheresse de cet automne est passée par là : les feuilles se sont recroquevillées sur place, sans prendre leurs couleurs irréelles habituelles. Là-bas, atténué par la brume de chaleur, le scintillement de la mer, porteuse d'une multitude de petits miroirs. LES PITRES. Ici ne s'aventurent que des moutons, des chèvres, des pottocks et des cyclos des 100 Cols - les pitres, qui voulez-vous que cela soit ?

(Les pottocks sont des chevaux basques en semi-liberté). - Dites, on quitte la route, il y a un raccourci. Nous avons parmi nous deux géographes, qui, pour le meilleur - ou pour le pire ! - se sont concertés. Fougères, clôtures à vaches, passages entre rochers, prairies spongieuses, bon, ce n'est que le pain quotidien du cyclo-mulet (qu'il ait avec lui une bique de montagne ou pas, suivant le mot de Michel Depond). - Mais sautes-le donc, ce barbelé ! - Dis, les vautours qui tournent, c'est pour qui ?

De là-haut, narquois ou intéressés, ils nous regardent, traçant des cercles au-dessus du pic Atchou... ria! Col des Trois Bornes. Une, deux, trois, le compte y est. Pique-nique à l'ombre, côté espagnol : que calor ! 5 minutes de sieste. Béatitude. Mais les voilà déjà qui s'agitent... Oh là là ! La peau tiède de soleil, il faut donc repartir. Notre collection de cartes en tous genres propose plusieurs versions pour la suite, sur le versant espagnol. La Michelin semble être globalement la plus à jour, bien qu'elle situe là où nous sommes une route qui ne passe qu'en contrebas - personne n'est parfait. - C'est par là ! - Cette route, elle ira où ! - Irazaco (n° 5) - Ach so ! (Bernard parle volontiers allemand). - Et à Also (n° 6) - Et à Esquisaroy (n° 7), pendant qu'on y est.

EVANGILE, selon St Jean (Pied-de-Port). Parmi nous est Pierre, le "gascon", peut-être le plus fervent cyclo d'entre nous. Pourtant, de lui, il a été dit: "- avant que le coq ne chante, Pierre, tu m'auras renié trois fois." Il est treize heures, et tous les quatre nous poussons nos vélos, le long d'un sentier ravineux, vers là-haut le n° 8, le Collado Atchu... ela ! Chaleur, poussière, j'entends Pierre ronchonner. La vue du haut nous récompense un instant. Un peu plus loin, à niveau, le Collado Measca (n° 9).

Puis voici la descente, sur une route en terre très caillouteuse. Mains serrées sur les freins, les vibrations sont douloureuses. Pour Philippe et Bernard, plus vite en bas, plus vite fini : les voici qui dévalent ce calvaire-à-rebours. Quant à Pierre et moi, nous préférons ralentir, zigzaguer entre les cailloux. Mais voici qu'il s'arrête pour souffler un peu : - Non d'un... qu'est-ce que c'est pénible !
Je ne sais pas si je vais faire toute la balade avec vous. Pierre a très peu d'entraînement cette année, car il a retapé sa maison. Et comme il habite le coin, il se dit qu'il pourra facilement revenir. Insidieuse tentation, qui va grandir, grandir...

Collado Lizermeaca. N° 10. Le goudron. Col en descente. Pour moi, il compte, car ma règle du jeu, c'est la collection, non la valeur de l'effort physique - mais libre à chacun de se forger sa propre règle. Près de la route, une fontaine d'eau fraîche, où nous remplissons les bidons. Halte - gâteau basque. Nous foulons de la menthe sauvage. Petit aller et retour au Collado Anzola, tout proche. Puis, d'un coup de pédale, le Puerto de Olsondo. N° 12. Des géographes en folie ont ici baptisé un col tous les 500 m. Mais ne boudons pas notre plaisir ! ELEVATION. Une route au goudron un peu défoncé, grimpant à flanc du Gora Makil. Au loin, bien plus bas, les CLOCHETTES des troupeaux, dont le son monte jusqu'à nous. Le N° 13, le Collado Urrizte, n'est pas exactement sur la route, mais légèrement au-dessus, sur un chemin de terre, à 20 m. En confrères scrupuleux, nous nous avançons, jusqu'à ce que très précisément, notre roue avant rencontre le changement de pente. Exercice délicat : déterminer où est exactement un col, au mètre près, pour avoir sa conscience avec soi. Si des promeneurs aperçoivent notre ballet, ils vont vraiment se poser des questions sur notre santé mentale.

Collado de Escosco (n° 14). Philippe et Bernard sont depuis longtemps partis devant, fringants. L'après-midi avance. Moi qui ne grimpe pas vite, je n'ai plus le temps d'aller au bout de cette route en cul-de-sac : - Tant pis pour le Collado Inzulegui, je rebrousse chemin ici. Mais toi, Pierre, tu vas plus vite que moi, avance-toi ! - Non, je reviendrai. Je redescends aussi. Ce coup-ci, il a renoncé tout de bon, Pierre: il n'a vraiment pas le moral aujourd'hui.

Le Collado Archiserri (n° 15) est un peu au-dessus de la route, on l'attaque sur l'élan de la descente. Puis, retour à la grand-route. Plongée dans la vallée, tête dans les épaules. Pampelune est 65 km plus bas, mais nous obliquerons bien avant. DONNEZ-VOUS LA PAIX. Aujourd'hui, c'est grand jour de trêve entre automobilistes, et donc aussi entre automobilistes et cyclistes. Petits chiffons blancs noués aux rétroviseurs et aux essuie-glaces. Tout le monde nous fait de grands sourires.

- Et si je nouais mon mouchoir à un câble de freins, pour les saluer ? Drôle de jour de paix, quand même, où l'on assassine les colombes... AGNUS DEI. Fais attention ! Il y a un mouton sur la route ! Plus loin, c'est carrément tout le troupeau, sur le chemin de l'étable, à travers lequel il faut se frayer un passage. Le jour décline. Les deux tee-shirts rouges, c'est Pierre et moi, nous nous hâtons maintenant vers le pied du col d'Ispéguy.

Il s'arrête pour manger quelque chose. Grommelle des idées d'abandon. Je ne sais plus trop si, à ces paroles, le coq de la ferme voisine a chanté - sinon, c'est qu'il était enroué.

- Allez les rouges ! Sur ces encouragements, le blanc - c'est Bernard - et le jaune - c'est Philippe - nous rattrapent. Enfin, quand je dis que Bernard est blanc, c'est sans tenir compte de la grande inscription bleue "SNCF" qui lui barre le dos. Il paraît que c'est irrésistible dans les gares, tout le monde est aux petits soins pour son vélo. Bernard n'a jamais été à la SNCF, mais il y a un ami. Mais au fait, qu'est-ce que je fais à rouler avec ce faux cyclo, ce vendu, qui s'habille aux frais de nos administrations ? (il a aussi un tee-shirt PTT du plus beau jaune).

Voilà qu'il a dû entendre mes invectives intérieures, il rejoint les jeux autres devant, et je reste toute seule alors que la route se redresse. Je comprends bien leur impatience, et leur envie de grimper à leur rythme. Même Pierre m'a abandonnée. Si toi aussi tu m'abandonnes... Je dois vraiment ramer... C'est également que c'est la dernière montée, et qu'ils ont tous retrouvé des forces nouvelles, comme un cheval qui sent l'écurie. Mais moi, petite : cyclote imperturbable, petite fourmi acharnée, de lacet en lacet, je grignote aussi cette montée. Un grand calme, manteau de nuit piqueté d'étoiles et de planètes vagabondes, est descendu sur la montagne. Somme toute, j'aime beaucoup cette solitude, et je sais qu'ils ne sont pas inquiets : je finis toujours par arriver.

Fluidité de la nuit, mon vélo glisse plus qu'il ne roule, accompagné du léger vrombissement de la dynamo. Les arbres ont des silhouettes fantasmagoriques. De temps en temps, une voiture, annoncée de très loin par ses phares : je me déporte au maximum à droite, le rétroviseur de guidon est diablement* utile. Excellent goudron, et bandes blanches réfléchissantes de chaque côté.

Col d'Ispéguy (n° 16). Bernard, SAINT -BERNARD, gentiment, m'attend. - Il te reste quelque chose à manger, dans ta sacoche, Bernard ? - Non. TOUT EST CONSOMME.

Cette parole est terrible, particulièrement dans sa bouche, lui qui est un perpétuel affamé. Sa sacoche est d'habitude un Kolossal garde-manger (mais ça ne lui profite pas, comme disent les grands- mères...). Bonsoir, France. Personne, barrière levée, on y rentre comme dans un moulin, vraiment. - Dis, on est fauchés, en France, on ne peut même pas se payer de la peinture blanche. Descente. La route virevolte, ruban gris-noir se fondant dans l'obscurité. Je descends tout doucement, ma vue se brouille, la chaussée continue-t-elle ici ou là, ne suis-je pas en train de foncer ! vers le ravin ? Paradoxe : une voiture nous sauve. Elle descend très prudemment, nous lui emboîtons les roues, profitant de ses phares, quel luxe ! COMMUNION DE TOUS LES SAINTS. Philippe s'était occupé, en éclaireur, de faire chauffer le dîner, à l'hôtel- restaurant de St Etienne de Baïgorry. Vin d'Irouléguy, salmis de palombes (mmhh !!! que voulez-vous, j'assume mes contradictions...), et l'inévitable gâteau basque. Après le dessert, étalage des cartes : 20 cols demain, dont 6 que personnellement j'ai déjà faits. - C'est quand même une honte, si tout le monde faisait comme nous, le diplôme des 100 Cols ne vaudrait pas tripette...

- Tu crois que demain nous aurons encore du soleil ? - Je connais un pays, quelque part en Allemagne, où l'on dit : il fait beau quand les ANGES voyagent. J'ai ouvert ma fenêtre sur la nuit pour les guetter. Je n'ai vu qu'une étoile filante. Ou bien était-ce un ange déchu ? J'ai fermé les yeux et, DIEU seul le sait, j'ai peut-être continué à franchir des cols en rêve, sur une route imaginaire. ITE MISSA EST. .

Je dédie ce texte à Paul André, qui nous en écrit de si beaux, en toute amitié.

* NDLA : ce mot est sans doute une faute de frappe dans un tel contexte ; nous déclinons toute responsabilité pour cette regrettable intrusion.

Joëlle BRIOT-GIRAUDIN


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