Jeudi 28 février 1985... Depuis une semaine ou presque, je suis en vacances d'hiver à l'Alpe d'Huez avec ma famille, et le ski est mon activité prédominante, mais, ce matin, mon regard s'attarde sur le vélo que mon fils a tenu à emporter pour ne pas perdre le bénéfice d'un entraînement déjà très poussé en vue de la première course en mars. Je me juche sur la machine, puis j'essaye le maillot, le collant long, les chaussures : par chance tout est à ma taille et soudain, n'y tenant plus, je consulte fébrilement la carte routière, et déniche, entre Bourg d'Oisans et Vizille, un col qui rappelle au jeune homme que j'étais, de belles pages épiques écrites sur ses pentes par Charly Gaul et Fédérico Bahamontès : le Luitel de Chamrousse du Tour des années cinquante. Pour moi qui chasse le col inconnu à l'occasion, ce sera la 205e ascension. Autant le dire tout de suite : la 205, un sacré numéro ! Je descends tout d'abord les vingt et un virages en lacets de l'Alpe d'Huez en voiture, et la vallée de la Romanche humide et froide jusqu'au lieudit "Les Clavaux" puis j'enfourche la monture pour un galop en direction de Séchillienne où je bifurque à droite vers l'aventure, et l'ascension hivernale de la face sud du Luitel qui culmine à 1235 m d'altitude. Tout de suite, je suis agréablement surpris par l'aisance du coup de pédale, et une bonne position en machine mais, après quelques centaines de mètres d'une sente étroite et rugueuse, je passe du 42 x 22 au 25 dents que je ne quitterai plus jusqu'à cinq cents mètres du sommet. Plus haut, je me défais rapidement de l'imperméable et des gants d'hiver, pour me trouver, casaque bleu ciel et blanche à damiers, toque rouge et blanche à quartiers, face à l'obstacle qui me tient en haleine, comme un pur-sang d'Auteuil qui soufflerait puissamment par les naseaux. Dans l'air immobile, je gravis une route de montagne à près de 10 %, épousant les lacets qui me conduisent vers une forêt de hêtres et de châtaigniers, m'éloignant par degrés de la zone habitée où tout à l'heure, j'ai croisé un vieux cultivateur sur son lopin et son chien qui m'a accompagné de ses aboiements le long de la haie. Je les aperçois maintenant en bas, tout en bas, et tel la chèvre de M. Seguin, je me dis : "qu'ils sont petits !" Le long des fossés jonchés de feuilles mortes qui confèrent au paysage des tons de peinture en camaïeu, la neige fait bientôt son apparition, au pied des talus, à l'ombre des arbres torturés et noirs qui tendent vers le ciel leurs bras décharnés et suppliants. Une bande de choucas virevolte dans la grisaille et déchire le silence de ses cris aigres. |
La route, après un brusque crochet à droite, s'est redressée et je négocie, tantôt en danseuse, tantôt assis, une pente sévère à plus de 12 % bordée de l'hermine de la dernière neige. Le souffle devient plus court, le "coup de patte" moins onctueux, et je m'arc-boute sur le cintre et scrute par-delà les mélèzes qui ont succédé aux châtaigniers, une possible trouée qui annoncerait la proximité du col. Partout c'est le silence, l'immobilité, la froidure qui pétrifie, la brume qui se déchire aux branches des sapins et donne au cycliste qui chemine bravement, une allure fantasmagorique... Bientôt, après une chevauchée de près d'une heure, le ruban d'asphalte humide se fait moins sévère, les sommets environnants se font plus proches, la forêt ne m'écrase plus de sa robe sombre, je relance l'allure, passe sur le 22 dents, et débouche enfin sur une prairie d'altitude, parsemée de larges flaques de neige qui laissent voir, de ci, de là, une herbe grasse mais roussie, et plus loin quelques touffes de houx que dominent de majestueux conifères. A la cote 1235 je rejoins ma famille qui m'a précédé à bord de l'Escort blanche qui se fond dans un cadre digne d'un conte de Noël. Je desserre les cale-pieds, essuie mon front d'un geste machinal, et commente la grimpée avec la joie que l'on devine. J'ai retrouvé mes sensations estivales au coeur de l'hiver, le sport s'est encore une fois mêlé de m'offrir une matinée merveilleuse dans une région aux multiples attraits. C'est ma 205e ascension, un col nouveau pour moi : Le Luitel. La 205, un sacré numéro ! Francis SAUZEREAU Aviron Bayonnais |