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Hauts lieux

Revue N° 14 Page 53

C'est presque trop beau pour être vrai, et ça vaut la peine d'y réfléchir : nous pratiquons un loisir sportif qui possède le privilège presque unique d'échapper à toute réglementation. Sachons en profiter, ne courons pas comme des écervelés l'emprisonner, cette liberté, dans tout un système de contraintes et de carcans que rien ne peut justifier, et cherchons ailleurs que dans les honneurs mesquins notre récompense, tant il existe pour nous d'occasions de se faire plaisir sans tendre la main ; la montagne en est pleine, il y en a pour toutes les forces et toutes les ambitions, et chacun peut y échafauder sa petite hiérarchie personnelle des difficultés au sommet de laquelle trône un haut lieu où l'on rêve de recevoir un jour la consécration. En toute humilité, et sans vouloir influencer quiconque, permettez que je vous dévoile ici ma sélection, volontairement limitée à notre vieille Europe, bien assez vaste pour la plupart d'entre nous pour le mérite, le Grossglockner, pour l'altitude le Pico Veleta, pour le théâtral la Brèche de Roland, pour la beauté l'Alpe de Siusi, pour l'aventure le Clot des Cavales ; et pour couronner le tout, super haut-lieu de la consécration suprême, le Théodulpass.

Saint Théodule ! Combien d'années il m'a fait gamberger, ce mystérieux patron des lieux... Aujourd'hui, en dépit de la neige fraîchement tombée et des noires légendes venues du fond des âges, il n'est déjà plus question de renoncer. De l'angoisse, toujours de l'angoisse, encore de l'angoisse ! Mais soyons honnêtes, le soleil éclaire le problème d'un jour si encourageant qu'en un remarquable élan nous sommes bien vite sous le col de Furggen où nous n'avons que faire. Ce sont des choses qui arrivent et dont on n'aime pas parler. Bref, la bévue à grand'peine réparée, on savoure quand même au bout du compte et sans vergogne cette récompense dont nous nous sentons indignes, le spectacle unique dont un cyclo pas même surdoué puisse espérer un jour s'emplir les yeux : l'étincelante couronne de presque tous les 4000 valaisans sur lesquels règnent le Mont Rose et surtout, fascinant jusqu'à l'obsession, le Cervin, cette cime exemplaire qu'on renonce à décrire de peur d'en fausser l'image. De même qu'il serait inutile de vouloir décrire le bonheur de ces instants si longtemps désirés. Ce soir dans le foin du mazot branlant, nous aurons des rêves d'enfants gâtés.

Qui pourrait, au petit matin, quitter Zermatt sans se retourner ? Jaillie de l'ombre, la flèche d'or sur champ d'azur... Courage, fuyons ! Et puis un autre rendez-vous inquiétant nous attend, le Lôtschenpass, que nous attaquons avec la conviction que peut seule conférer une solide ignorance du sujet ; quand même, d'un air détaché et pour bien montrer qu'on n'est pas là par erreur, on fait mine de s'informer : celui-ci ricane sournoisement, d'autres s'esclaffent goujatement, nous voilà bien avancés ! Tant pis, on leur fera voir de quoi on est capables, à ces fainéants, et ça ne traîne pas : l'équipier en second, dont le poids excessif nous cause décidément bien des soucis, effondre tout à coup sous lui la surface neigeuse et disparaît jusqu'aux genoux ; ne riez pas, il avait la tête en bas. Flairant une nouvelle pitrerie, ses compagnons continuent, imperturbables, en le laissant assumer seul tout le ridicule de sa prestation. Le col passé, les yeux encore éblouis de visions hors du commun, il n'est plus question de faire l'intéressant, car les pieds doivent être l'objet de toute notre attention, ainsi qu'on l'enseignait jadis dans toutes les bonnes casernes. On vient de prendre conscience que ces cailloux noirs sur lesquels nous allions en toute décontraction tapissaient traîtreusement la surface d'un glacier, gercée ça et là de gentilles crevasses ; enfin, non sans un minimum décent de crispation, nous voici au bord du front glaciaire tranché net sur le vide ; et là, adieu l'héroïsme, un bon sentier nous descend sur Kaudersleg pour une nuit peut-être visitée de cauchemars glauques.
Sûr qu'on pourrait s'en tenir là et faire roue libre jusqu'à Thun sans chercher davantage à faire les clowns ; mais comme la montagne est pleine de cirques et qu'on ne se refait pas... Entre Kandersteg et Grisaly, donc, il y a le Hohtürli, un col agrémenté d'escaliers rocheux, de passages câblés, tout ce qu'il faut pour chatouiller des amateurs branchés ; je tiens le renseignement du guide Bâdeker 1904 qui est, avec le répertoire des Bonnes Etables ma bible de cyclo-montagnard. Au passage, sous les monstrueuses parois du Doldenhorm, brilla une perle rare, le lac d'Oeschinen ; voici le premier ressaut câblé, à main droite : ils le font exprès ! Et voilà qu'il pleut ; tant pis, on ne peut plus reculer. En deux voyages, les vélos sont hissés sans qu'un éventuel collectionneur de trophées insolites n'ait profité de l'intervalle pour enrichir son butin et pour notre plus grande confusion. Le fil d'une longue moraine nous offre plus haut un joli numéro de funambules devant les écroulements de séracs de la Blümlisalg, et on termine par un éreintant morceau de bravoure sous le col, mais ça valait la peine. Hélas, l'euphorie meurt aussitôt, étouffée dans la brume compacte, revers de la médaille au plein sens du terme. Un câble pour commencer, du bon côté cette fois, de la neige, de la boue, par une pente impossible et interminable, à l'aveuglette, tel sera l'épilogue laborieux et sans gloire d'une glorieuse série.

Nous serons quand même à Thun avant la nuit, et c'est le roulement du train qui, ce soir, bercera nos souvenirs... Immortels souvenirs, tant il est vrai que, comme l'Histoire, la mémoire des individus ne garde que ce qui émerge et captive. Que peut-il bien rester d'une carrière entière de cyclotourisme sur catalogue ? Qui nous décrira le bonheur que procure la contemplation de "récompenses" purement matérielles ? Membres d'une confrérie où l'on recherche, en principe, la difficulté, nos ressorts sont d'un autre ordre : indépendance, ambition, enthousiasme. Un domaine illimité s'offre à notre esprit d'initiative, à notre besoin d'aventure, à notre recherche de difficultés toujours plus grandes. A quoi bon accumuler des succès dérisoires dont rien ne survivra ? Mieux vaut risquer un prestigieux échec qui nous apporte à la fois des souvenirs ineffaçables, un rappel opportun de nos limites et surtout une volonté de revanche le jour où la chance sera là, par la grâce de Saint-Théodule. Amen.

Michel PERRODIN


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