"Le Tahir ? Mais c'est quoi le Tahir ? " Voilà bien une réflexion de gens incultivés ou plutôt "incoltivés". Si vous lisiez vos classiques, c'est la même chose qu'un canal de Panama entre deux océans; que le Pont Neuf entre les deux rives de Paris ou qu'une chaîne de vélo entre un pédalier et une roue libre. Le Tahir, c'est le plus haut, le plus grand, le plus difficile de la route "Amsterdam - New-Dehli". Le Tahir c'est la clé de voûte qui relie l'occident à l'orient. Le Tahir c'est un col ! En pleine Anatolie, entre les villes d'Erzurum et d'Agri quelque part dans l'est turc, de ses 2.471 m il barre la route de Téhéran. Allez un jour dans une entreprise de transports intercontinentaux. Allez discuter avec les chauffeurs qui du temps du Shah s'aventuraient dans les parages. A les écouter, on comprend ce que représente ce col. Certains y ont passé dix jours dans la neige, le bahut coincé par une couche de cinq mètres; d'autres y ont cassé la mécanique. Les routiers racontent ce qui fût leur aventure, entre la France et Téhéran, ce point le plus marquant, le Tahir. " Tu penses, une côte à 14%. Chargé avec 25 tonnes, c'est des bulldozers qui venaient nous tirer. Çà m'est arrivé d'y passer une semaine là-haut !". Après une longue route dans le fond d'une vallée, quand on vient de l'ouest et d'Erzurum, arrivent les premières rampes. La fameuse piste passe d'abord un col à 2.300 m. En quatre lacets, sur des pavés et une chaussée étroite, ce que les routiers appelaient le "Petit Tahir" est franchi. Il faut dire que malgré son altitude notoire, le Tahir ce n'est pas l'Iseran. Les hauts plateaux anatoliens aux pieds du col sont tout de même à 1.900 m. Ce premier col passe encore bien. Ensuite, la piste redescend un vallon entre les montagnes et aboutit en plein sur le village de Tahir. C'est un petit bourg typique de la région avec ses maisons sans étage, avec une terrasse en guise de toit et des rues où rien n'est goudronné et où aucune organisation n'a l'air d'exister. La piste traverse donc ce village en donnant l'impression de chercher son chemin à travers les habitations. C'est là que commencent les difficultés. Il reste 6 km pour le sommet. La piste s'élève au-dessus du village, puis s'enfonce dans une nouvelle vallée, passe un col de flanc, avant d'entamer une série de lacets qui la monte au col. Le Tahir c'est çà, 2.471 m d'altitude, entre des sommets à plus de 3.000 m, dans un paysage jauni de steppe de montagne aux herbes rases et aux rochers ocres. La porte de l'Orient s'ouvre. Il ne reste plus qu'à descendre vers les hautes plaines du Kurdistan, vers la ville d'Agri. Mais voilà, tout çà c'est du passé... Le 28 septembre dernier, (1983), après une nuit dans une station essence, j'étais au pied de ce Col. Malgré la circulation intense, malgré les coups de klaxon intempestifs des chauffeurs turcs, malgré quelques bandes stupides de gosses jetant des pierres, malgré quelques chiens (une bonne vingtaine en 40 km), tout aussi stupides que les précédents mais plus voraces, je me faisais une joie d'aller affronter ce col. Dès le lever du jour je suis en selle par un bon petit froid comme en réserve l'automne dans la région. Le matin, la route n'est pas encore chargée. Les chauffeurs turcs dorment encore pour quelques heures, et on ne voit guère que les camions hongrois qui foncent vers l'Iran livrer des marchandises. La route est belle : deux larges voies avec des bas-côtés de taille. Le goudron lui, bien que tout neuf, ressemble à une râpe de gruyère. |
Après un premier petit col insignifiant, la route franchit des gorges et continue à suivre le cours de la rivière. Pour l'instant, le Tahir ne répond pas à me espérances. La vallée est trop large, la route trop belle, les pourcentages dérisoires. A part quelques incidents dus au pays et entre autre un gamin me lançant des pierres de l'autre côté de la rivière ou encore toute la marmaille d'une cour d'école dévalant sur le bord ce la route espérant bien que je m'arrête pour leur donner de l'Argent, rien n'est très excitant. Mais où est donc ce col ? Au même train, et deux heures plus tard, à peine j'arrive au sommet sans avoir rien vu. Pas un panneau rien. La route a ensuite bien l'air de redescendre vers Agri. C'est tout de même pas ça le Tahir ? Sur la gauche, dans l'alpage, le tracé d'une piste s'engage dans une autre direction. Allons voir ! C'est en fait une large piste, pavée, sans aucun doute l'ancienne voie. "Ils ont donc court-circuité le "Petit Tahir", en déviant la route sur un col parallèle. La nouvelle route ne passe plus par le village de Tahir. Les quelques bergers qui sont là me regardent éberlués, sans rien comprendre. Tahir est un village comme tous les autres : deux chiens de taille respectable se précipitent vers moi en aboyant et je dois les éloigner avec mon bâton puis 100 m plus loin, je retrouve la Turquie sympathique dans l'unique boutique. Il n'est pas facile d'avoir des explications sur la suite du terrain. L'ancienne route rejoint-elle la nouvelle avant ou après le col ? J'obtiens une seule réponse : la nouvelle route est la meilleure ! Peu importe, j'irai voir de mes propres yeux. De toute façon, je préfère les pistes sauvages au goudron. La bonne vieille piste est toujours là, avec ses embûches. Dès le premier lacet, la route est barrée par deux chiens dont j'ai bien de la peine à me débarrasser. Je sors (et re-) mon bâton, je jette des pierres mais rien y fait; une fois en selle, les deux molosses repassent à la charge et viennent monter le siège. De dix mètres en dix mètres, j'arrive à la limite de leur territoire présumé et l'ascension continue. La piste est pavée de galets cassés en deux. Entre les cailloux poussent de hautes herbes. Pas un camion n'a du passer ici depuis longtemps. A quelques endroits, la chaussée s'est effondrée sur sa majeure partie, et il n'en reste que la largeur d'une charrette. Et pour finir il y a aussi des flaques de boue. Du côté de la vallée, je ne vois toujours pas la nouvelle route vers le col, comme si elle passait devant moi, puis les derniers lacets. La pente est douce, l'ultime kilomètre est là, je suis au Tahir. Tout est désolation : la fontaine ne coule plus, sur la droite une grande bâtisse sans volet ni porte hantée par le vent, sans doute l'hôtel bar du sommet. Pas un bruit si ce n'est celui des herbes qui bruissent. Le Tahir est mort, sans vie. Il est revenu à la nature. Plus de camions, plus d'aventures, ce n'est qu'un col parmi les autres en Turquie. La nouvelle route se contente de passer le premier col à 2.300 m et descend vers l'est sans encombres. L'aventure est maintenant ailleurs, après la frontière iranienne. Le Tahir n'est plus qu'une piste qui sert un émetteur de télévision et les alpages avoisinants. Le Tahir est bien mort. Christophe GUITTON GRENOBLE (38) |