Revue N°5 page 42
IL EST PARFOIS PLUS DIFFICILE DE REDESCENDRE D'UN COL QUE D'Y MONTER...
Nous avions campé à Baceno, près du tunnel du Simplon. Nous remontions une vallée et tout-à-coup, nous vîmes une grande pancarte annonçant le Sotto di Frua : la plus belle cascade d'Europe. Après de nombreux kilomètres sur une route glaiseuse et caillouteuse, nous arrivâmes au balcon de bois dominant cette grandiose cascade. La route du San Giacomo, au-delà du Sotto di Frua est plus aisée. Nous passâmes le sommet qui comporte une guérite de douane, indiquant le passage en Suisse. A 15 heures nous arrivions à un alpage où nous achetâmes deux litres de lait ; je bus mon litre et demi bien glacé ; je laissai le reste à Christian, peu friand de ce genre d'aliment qui le laissa peut-être à la chèvre qui était en arrêt devant son vélo. Le fermier nous donne de vagues indications auxquelles nous ne comprenons que goutte ; et nous voilà repartis avec la hâte d'arriver à Airolo. De l'autre côté de la vallée nous apercevons une route contrairement à ce que notre carte Michelin mentionne. Nous en déduisons que notre point de chute : all' acqua ospizio se trouve plus haut dans la vallée en remontant le cours du Tessin. Et nous essayons de couper sans tomber dans le ravin qui nous sépare de cette route.
Bientôt plus de sentier, mais des arbustes...
Finalement inquiétude, pastèque de Biella, et lait glacé réalisent un mélange détonnant qui fausse le pifomètre, instrument sans lequel le Chaland ne sait plus naviguer ; Christian doit maintenir un éloignement minimum de 50 m.
Le ciel se couvre, nous ne pouvons que difficilement remonter la vallée, il se met à pleuvoir ; nous arrivons au-dessus du précipice. Tout d'un coup, il fait nuit. Nous ne savons plus où aller ; j'avise dans le brouillard une taupinière plantée d'airelles.
Le précipice est tout à fait insondable, on entend le vacarme d'un torrent sans pouvoir le situer. Christian, dans la tente, a été placé côté ravin (car j'ai l'instinct de conservation) ; mais je ne l'ai pas mis trop au bord (car je suis bon). Si bien qu'il dort bien à plat sur ses deux oreilles tandis que je suis couché sur la tranche de mon matelas pneumatique reposant lui-même sur les piquets de tente et les guidons de vélos.
Un schéma va vous aider à comprendre la situation le 17 août 1964 à minuit. Un autre, le 18 août à 7h.
A 6h, reconnaissance à la lumière du jour : c'est presque vertical, humide mais descendable.
Il faut faire 10 voyages en s'y prenant à 2 pour descendre les vélos démontés au fond de la gorge au moyen de ficelles, de sandows, le long de la paroi rocailleuse comprenant quelques arbustes.
10 h, en bas, il y a beaucoup de courant et j'essaie d'établir un gué en jetant de grosses pierres mais plus je m'épuise, plus Christian rigole. En fin de compte, je m'arc-boute dans le torrent et je passe au fur et à mesure sur l'autre rive ce que me tend Christian ; le dernier paquet (Christian) a failli partir au fil de l'eau.
On est crevé, lessivé ; une pente de 30 % dans un pré glissant ; nous avons une fringale terrible ; nous sommes vidés de tout sentiment et réduits à un état animal ; on ne s'étonne même pas d'être sur la route ; tout est mouillé, y compris les pellicules photos : bof !
Nos bagages, tant bien que mal arrimés, nous nous laissons glisser sur une route grise, grasse et gorgée d'eau. Nous ne réalisons pas que nous sommes sur une route nouvelle qui plus tard fera la joie des participants de l'Etoile Alpine Cyclotouristique Suisse. Quand quelques jours après nous parlâmes de notre exploit au peintre François Lafranca, il nous dit sans manifester d'étonnement que chaque année, un ou deux fous passaient par là avec leur vélo.
Henri CHALAND de Marseille