Revue N°5 page 32
LE PETIT CYCLOTOURISTE INCONNU
Cela durait depuis une semaine. Toute la journée, ils marchaient sans but précis sur les diguettes de terre glaise que la saison des pluies transformait en patinoire ; marche entrecoupée de glissades, de chutes dans la rizière vaseuse et de propos malsonnants à l'encontre de tous les "planqués" de Saïgon et d'Hanoï, censés être tenus pour responsables de cette ineptie qui consistait à déclencher une opération de ratissage dans le delta tonkinois en pleine mousson. Pouvait-on vraiment parler d'opération alors que, depuis huit jours, on n'avait pas entendu siffler le moindre "pruneau", pas entendu claquer le moindre coup de feu et, bien entendu, même pas entrevu le moindre représentant du camp adverse. Il fallait bien être occidental et fou en conséquence pour affronter ainsi le mauvais temps, les natifs du pays, beaucoup plus réalistes, avaient préféré se retirer de cet immense bourbier qu'était devenu le delta et attendre les événements sur quelque haut plateau du pays Thaï. Et le soir, c'était la halte dans un village, comme par hasard, vidé de sa population. Ils s'installaient pour la nuit dans de tristes paillotes après en avoir expulsé les chiens à saucisses et les grotesques cochons noirs du pays, seuls êtres vivants restés sur place. Ils auraient bien voulu aussi en expulser les moustiques et les margouillats, mais cela c'était beaucoup plus difficile.
Ce jour-là, Gaspard s'était déjà flanqué deux fois par terre, mais contrairement à ses camarades, il s'était relevé sans pester, ni jurer contre personne. Gaspard était distrait. Son imagination était bien loin du delta tonkinois. Le lieu et le moment étaient plutôt mal choisis pour se laisser aller à de douces rêveries. L'été avait été à la fois torride et humide. Pendant plusieurs mois, la chaleur n'avait été propice ni aux rêveries ni même au sommeil réparateur ; mais sous ce ciel gris et bas, sous ces nuages poussés par la vent et sous cet incessant crachin, Gaspard se croyait un peu revenu au pays natal. A l'horizon, les premiers contreforts de la Haute Région avaient pris un aspect tout différent : ils n'évoquaient plus pour Gaspard un pays hostile et inhospitalier. Ils ressemblaient davantage aux montagnes de France. Il étaient pourtant bien lointains ces sommets, et bien mal connus encore du monde occidental, mais dans ce delta tout plat, si plat que celui qui n'a jamais quitté la vieille Europe ne peut s'en faire une idée, ils paraissaient tout proches ; et pourtant il aurait bien fallu deux ou trois jours de marche pour atteindre seulement la base. Gaspard aussi s'était laissé prendre au mirage du delta. Les premiers jours de son arrivée à Minh Dan, il avait aperçu, entre les arbres de l'ex-propriété d'un colon où il était cantonné, le clocher carré d'une église dont la belle pierre ocre brillait au soleil sur un fond de ciel dont nulle fumée d'usine n'avait jamais terni l'éclat. Il avait voulu voir de près cette église si proche, et s'était gaillardement tapé... six kilomètres à pied sous un soleil de plomb, pour échouer dans un village gardé par un poste de la Légion Etrangère. Les Képis Blancs s'étaient bien demandés d'où sortait cet ahuri. Ils l'avaient généreusement désaltéré et Gaspard était rentré bravement à Minh Dan pour y essuyer les quolibets des anciens. Si Gaspard était distrait aujourd’hui, c’est que la vue de ces lointains sommets anonymes pour la plupart, évoquait pour lui d’autres sommets qui s’appelaient Auvergne ou Dauphiné, et de là à évoquer toutes les expéditions qu’il y avait faites à la force du jarret, il n’y avait qu’un pas que Gaspard avait bien vite franchi. Car il faut bien vous le dire, Gaspard était un cyclotouriste, ou tout au moins, il l’avait été. C’était un passé encore récent, mais déjà bien lointain pour lui. Il se revoyait en compagnie de quelques camarades partis dans d’ahurissants circuits. Rien ne les rebutait : ni le soleil de plomb, ni le temps dit “ de chien ” ni même la neige. “ Oui ” songeait Gaspard se parlant à lui-même, “ tout cela est bien fini, à quoi serai-je bon de retour en France, si j’y retourne ”. Gaspard faisait des projets, il achèterait une moto et ferait des randonnées. On n’a pas pratiqué le cyclotourisme pendant huit ans sans qu’il en reste quelque chose, même si le goût de l’effort n’y est plus. Il reste quand même celui des belles choses. Gaspard n’ambitionnait pas de devenir un motorisé pétaradant et vulgaire, il savait admirer ce qui était beau, choisir ses itinéraires, et puis il rencontrerait sûrement sur les routes de vrais cyclos, la race n’en était quand même pas éteinte.
Laissons Gaspard patauger dans la rizière avec ses sombres projets de motorisation et son coup de cafard bien compréhensible. Si au moins, son ami Feuillat s'était trouvé là, ils auraient pu parler un peu de bicyclette ensemble, car Feuillat n'avait pas son pareil pour remonter le moral aux plus cafardeux, seulement Feuillat avait été évacué trois jours plus tôt sur l'hôpital, terrassé par une crise de paludisme. Longtemps après son retour en France (car il en est quand même revenu) Gaspard considéra que d'avoir rencontré Feuillat sur son chemin était sans doute son plus grand exploit en terre asiatique. Avec lui, on parlait bicyclette et trouver un connaisseur en pleine rizière, c'était vraiment une prouesse, à croire qu'ils n'étaient que deux en Indochine, et que le destin les avait réunis.
Un drôle de type ce Feuillat. Venu faire son service militaire "à la colonie" en 1934, il s'y était trouvé si bien qu'il s'y était fait démobiliser. Il avait exercé un nombre ahurissant d'occupations (le mot "métier " ne pouvant honnêtement les qualifier toutes), dont la plus saugrenue fut celle de... coureur cycliste. Ayant appris un jour qu'une course devait se dérouler par étapes de Saïgon à Hanoï (soit 2000 km) il acheta un vélo et s'y engagea avec pour tout entraînement quelques pédalées entre Saïgon, Cholon et Gia Dinh. La vérité dans cette histoire c'est que Feuillat voulait aller au Tonkin et que le train n'était pas gratuit. Vous relater toutes les péripéties de cette épopée serait un peu long. Disons pour faire une comparaison, que le bon père Christophe, le Gaulois des tours de France d'avant 1914 avait bien de la chance de toujours trouver une forge sur son chemin pour ressouder son cadre. "Marche et crève " telle fut la devise des participants de cette incroyable expédition, devise choisie par les bagnards de Tataouine qui avaient quand même la ressource d'opter pour l'une des deux solutions. Là, il fallait marcher (rouler plus exactement) et crever. Pour ce qui est de crever, il se perfora au cours de cette course plus de boyaux que dans tous les tours de France réunis depuis 1903. Partis 250 (?) de Saïgon , une douzaine seulement arrivèrent à Hanoï. Feuillat en était. Quant au classement de ce marathon, peu importe. Une douzaine de quidams sortis du néant pour y retomber; une douzaine d'épaves pittoresques dignes des romans de Lartéguy. Puis vint l'invasion japonaise et Feuillat après avoir soldé ce qui restait de son vélo avait repris la mitraillette et les pistes de la brousse. Avec les patriotes vietnamiens, il avait combattu les Japs puis, lorsque le général Leclerc débarqua à Haiphong en 1946. Il avait rejoint l'Armée Française, s'était battu contre toute sorte de monde pour finir par aller combattre contre ses compagnons de maquis de la veille. Le pauvre Feuillat ne comprenait plus rien à la terrible aventure qu'il vivait, et plus il se creusait la cervelle, moins il comprenait. "Je finirai mes jours chez les fous" avait-il confié à Gaspard un soir de cafard. Et cela, Gaspard le craignait car Feuillat était sous sa rude écorce un être sensible et qui se posait des problèmes, qualité indispensable pour faire un bon fou. Il y a, en effet, peu d'imbéciles chez les aliénés.
Mais revenons à la réalité pour répondre à la question que vous vous posez tous: "Comment se fait-il que Gaspard qui avait été un cyclotouriste, donc un individu pacifique par vocation, se trouvait dans une pareille galère et en pareil lieu ? Car à l'époque où commença la véritable guerre du Vietnam, l'autre, la vraie était finie". Tout cela est un peu complexe à expliquer. Gaspard appartenait à cette génération mal conseillée et mal guidée qui eut la malchance d'avoir vingt ans à une époque où il eut été préférable d'en avoir dix ou soixante-dix. La guerre finie, il avait bien été rendu à la vie civile, mais à son retour tout l'avait déçu. Son employeur qui ne lui offrait qu’un salaire de manœuvre dans un métier qu'il avait exercé pendant cinq ans, sa fiancée qui ne l'avait pas attendu et, comble de déception, ceux qui auraient pu lui remonter le moral, ses ex-compagnons de randonnées qui s'étaient mis à parler un langage aux senteurs de pétrole. Acheter une voiture, ce n'était plus pour eux qu'une question d'essence en vente libre. Ils en étaient même arrivés à renier comme chose ridicule leur passé de cyclos. En résumé, Gaspard était revenu chez lui avec la fâcheuse habitude de débarquer dans un pays, un milieu qui n'était pas le sien. Seule consolation, ses deux jeunes frères n'avaient pas laissé longtemps son bon vieux vélo moisir au grenier, c'était encore heureux, mais une trop grande différence d'âge séparait Gaspard de ses frères pour qu'ils puissent vraiment se comprendre. Gaspard était retourné au bureau de recrutement et en avait repris pour trois ans. Peut-être que s'il avait su, de bonne heure, donner son adhésion à un club, il aurait retrouvé des amis et tout aurait été changé, mais Gaspard appartenait à cette catégorie de cyclos perpétuellement en marge de la collectivité, ignorant Vélocio et ses compagnons et réinventant ce que le Maître avait déjà mis au point un demi siècle plus tôt. Sans s'en douter le moins du monde, lui et ses compagnons connurent une multitude de mésaventures qu'ils auraient bien pu s'éviter.
Halte ! cria soudain la redoutable voix d'un adjudant. Gaspard dont les pensées étaient en ce moment beaucoup plus proches du Mont Brouilly que du Fleuve Rouge reprit soudain contact avec la réalité, et pour la troisième fois de la journée avec la vase de la rizière. "L'a pas l'air d'aplomb aujourd'hui" grogna derrière lui le gros Sébastien, un lozérien rougeaud et bon enfant. "C'est pourtant pas le gros rouge qu'on boit depuis une semaine qui lui fait perdre l'équilibre" répondit Michaud, un parisien un peu grande gueule dont les allures de gavroche dissimulaient bien mal une certaine distinction. Que se passait-il donc ? Rien de grave, on approchait d'un rideau d'arbres au milieu desquels on distinguait quelques paillotes, un village abandonné comme tous les autres, sans doute, mais il fallait mieux être prudent. Effectivement, l'arrivée des soldats dans le village ne fit que mettre en fuite un troupeau de canards et le capitaine décida de faire une courte halte. Par mesure de précaution, il fit soigneusement explorer les paillotes qui composaient ce modeste hameau. Gaspard pénétra dans l'une d'elles, il y faisait très sombre, les occupants habituels des lieux ayant soigneusement fermé les fenêtres avant de disparaître. Gaspard en ouvrit une et resta soudain pétrifié de stupeur. Un instant, il crut rêver, il se frotta énergiquement les yeux... Son vélo était là, appuyé contre un meuble. Etait-ce possible ? Et pourtant c'était bien la même couleur, les mêmes garde-boue martelés, le même dérailleur et presque les mêmes sacoches. On en avait juste changé le guidon qui était plat, et la selle qui avait été remplacée par un modèle pour cyclo délicat du postérieur. Ainsi donc Gaspard avait parcouru des milliers de kilomètres sur mers et océans, marché pendant des jours dans la boue, pour découvrir que si loin de la France, il y avait un brave type qui possédait un vélo semblable au sien et qui pratiquait le tourisme à bicyclette. Cela ne faisait pas de doute, ce n'était pas le premier vélo que Gaspard voyait en Indochine, mais tous ceux qu'il avait vus jusqu'à présent étaient d'horribles engins grinçants et ferraillants, tandis que celui-là, graissé, astiqué. Gaspard le saisit avec respect, fit tourner le pédalier, essaya les freins, le dérailleur (c'était le premier vélo qu'il voyait équipé d'un dérailleur depuis son départ de France), fit fonctionner l'éclairage. Tout marchait à la perfection. Non, il n'y avait pas à s'y méprendre, seul un cyclotouriste convaincu pouvait prendre tant de soins d'une bicyclette.
Mais au fait, où était-il passé ce confrère ? S'était-il caché dans quelque coin, attendant que les Français soient partis, pour rentrer chez lui ou bien... Gaspard n'osait y penser... était-il embusqué quelque part, mitraillette au poing. "Quand je pense" se disait Gaspard "que ce gars-là et moi on a tout pour s'entendre et qu'un jour ou l'autre, peut-être tout à l’heure, on va s'entremassacrer" et il ajouta tout haut sans même s'en rendre compte "Saloperie de guerre".
Un grand éclat de rire retentit derrière lui, c'était Michaud, accompagné comme toujours du gros Sébastien "Non mais regarde-moi ce sauvage" gouailla Michaud "il a fallu qu'il vienne ici pour voir une bécane de près. Cette plaisanterie amusa beaucoup Sébastien, mais ne dérida pas Gaspard. "Tu vois " continua Michaud, en lui désignant du doigt les différentes pièces du vélo, çà c'est la chaîne, puis çà c'est un feu rouge, et puis çà c'est la selle qui sert à poser son". ..". "Tu vas la fermer" coupa brutalement Gaspard. "Bon te fâche pas" concéda Michaud. "Pour une belle bécane, y a pas à dire, c'est une belle bécane. Oh, mais j'y pense, si on l'emportait elle pourrait servir quand on sera au repos à Minh Dan pour épater les congaïes du coin, il y a bien un bon kilomètre de rue praticable là-bas". Et joignant le geste à la parole, il abattit sans précaution sa grosse patte sacrilège sur le vélo que Gaspard avait palpé avec tant de soin et de respect.
"Touche pas çà" ordonna brutalement Gaspard. Michaud se retourna. Il y avait dans les yeux de Gaspard une telle fureur que le gros Sébastien, qui pourtant ne s'émotionnait guère, recula prudemment. "Non, mais qu'est-ce qui te prend, çà ne va pas aujourd'hui" interrogea Michaud vaguement inquiet. Mais Gaspard ne se contenait plus. "Lâche ce vélo" hurla-t-il "et foutez-moi le camp d'ici , ou je vous botte le c.. à tous les deux". Le gros Sébastien s'enfuit épouvanté. Michaud recula, très digne, jusqu'à la porte sans lâcher Gaspard des yeux, mais avant de sortir il dit d'une voix à la fois grinçante et hautaine, celle du jeune homme du grand monde qu'il savait redevenir quand les circonstances l'exigeaient "Je croyais que les crises de folie étaient un triste privilège... réservé aux alcooliques. C'est toi, notre ancien qui nous a enseigné cela. T'en souviens-tu au moins ?" Michaud et le gros Sébastien étaient d'autant plus ahuris de l'étrange conduite de leur camarade, que depuis un an qu'ils étaient ensemble, c'était bien la première fois qu'ils le voyaient comme çà. Quelle mouche avait donc piqué Gaspard ? Lui qui était si calme et si bon copain d'ordinaire. Ils ne pouvaient pas comprendre, bien sûr, et encore moins deviner, lui, le gros Sébastien qui s'était fait soldat parce que dans sa famille on ne pouvait pas se permettre de morceler la terre déjà si ingrate de la Haute-Lozère, et que son frère aîné avait, à la mort du père, hérité du domaine. Sébastien en était parti à Montpellier pour "s'enrôler" (on employait encore ce terme dans son village) emmenant avec lui un frère plus jeune qui avait choisi le séminaire. Et lui, Michaud, descendant des Grandes Familles, héritier d'un nom chargé de gloire, précédé en ce monde par des générations de généraux. Grande Famille où l'on trouvait l'indispensable cousin dominicain et l'inévitable "Oncle arsouille", honte de la famille et terreur des réceptions mondaines, qui se sabordait au "gros rouge", avait épousé une négresse et, comble de malséance proclamé en public qu'il ferait par dérision pour la noblesse, imprimer son blason sur papier hygiénique. Michaud s'était lancé dans la grande aventure uniquement parce qu'il avait du courage une conception qui n'était pas celle de l'auteur de ses jours. "Tu es bien trop fainéant pour être soldat" lui avait dit son père avec mépris. Il avait blêmi sous l'insulte et s'était enfui du domicile pour reparaître une semaine plus tard sous l'uniforme de la Coloniale et le nom de Michaud. "Comme cela si je suis lâche au combat, je ne salirai pas "notre nom", avait-il déclaré à son père. Au combat, le soldat Michaud s'était conduit comme un fils de général, mais il avait toujours refusé honneurs, galons et médailles. Jamais, il ne se plaignait, mais ses amis sentaient bien qu'il éprouvait pour la guerre un profond dégoût, et qu'il n'aspirait qu'à employer son courage à d'autres tâches.
Il avait lu dans son enfance toutes les aventures de Tintin et Milou, et devenu homme, il répétait souvent que c'était une littérature que l'on donnait aux enfants parce que la plupart des adultes étaient trop bornés pour en saisir le sens. En résumé, Michaud c'était Tintin et le gros Sébastien, son inséparable acolyte, vaguement Milou.
Deux braves garçons, au fond, qui dans le civil n'auraient jamais eu l'idée de dérober un simple bouchon de valve, mais qui dans la fâcheuse ambiance de la guerre, faillirent bien devenir voleurs de bicyclette.
Doit-on leur en faire le reproche ? Je ne le pense pas, car c'est bien dans cette même fâcheuse ambiance que Gaspard faisait le projet d'y renoncer, lui, à la bicyclette, et s'il est encore des nôtres aujourd'hui, il le doit un peu à un petit cyclotouriste aux yeux bridés dont le vélo si bien astiqué brillait les jours d'été au grand soleil de la rizière, mais dont le visage restera à jamais noyé dans la grisaille de la mousson.
René LORIMEY