Revue N°5 page 30

SPECIALITES ITALIENNES

 

Juin 1951 - Nous partons, mon camarade Eugène et moi, pour un périple de 1300 km en deux semaines. Ballade qui doit nous conduire de Mulhouse à Grenoble, via Bâle, Lucerne, le col du Brunig, le col du Grimsel, Brigue, Zermatt, Brigue, col du Simplon, Domodossola, Varèse, Milan, Pavia, Gênes, St Remo, Nice, cols de Cayolle, Vars, Izoard, Lautaret, Bourg d'Oisans, Grenoble. Mon camarade a 27 ans, moi-même en ai 30. Mon collègue est amputé de la main droite et porte une prothèse.

Le temps est extraordinaire, le ciel reste limpide tout le temps, exception faite d'un orage dans le col de Vars. Les températures oscillent entre 35 et 39° à l'ombre, en plaine.

La partie suisse de notre parcours est émaillée par un fait saillant dû à une idée farfelue de notre part. Nous décidons de rester deux jours à Zermatt pour faire de la marche en montagne... ! en short et chaussures cyclistes. Nous cavalons comme de jeunes fous dans la montagne avec le Cervin comme toile de fond, délaissant le funiculaire et les téléphériques. Nous culminons au Stockhorn à 3 250 mètres. C'est "sensass" ! Ce l'est beaucoup moins quand nous reprenons nos vélos. Les muscles habitués à la marche ne veulent absolument plus se faire à un mouvement rotatif. L'ascension du Simplon est pour nous un supplice. Ce n'est que le soir, en approchant de Varèse, que nos jambes se remettent à tourner rond.

A Pallanza, nous cherchons à traverser le lac Majeur, pour éviter le contournement. Un patron de bateaux, interrogé, nous propose de nous déposer à Laveno, en face pour 3 500 lires. Je trouve cela cher (pour l'époque). Je reconsulte ma carte Michelin, et remarque qu'un bac doit fonctionner dans le secteur. Nous le trouvons, et faisons la traversée, pour 40 lires les deux, vélos compris. La différence nous permet, par la suite, quelques fantaisies... !

A Varin, ville étape, nous avons toutes les peines du monde à trouver un hôtel, un cycliste obligeant nous procure une chambre dans un hôtel minable. L'hôtelier ne nous accorde une chambre que moyennant la promesse de dîner chez lui. Malheur ! au menu choux farcis ; il y a mieux comme menu pour cyclistes, surtout en Italie. Après le dîner, le patron met nos bécanes à la cave, bien protégées par d'énormes cadenas, because les doigts crochus... !

Pour digérer ce menu lourd, nous faisons une ballade à pied. Une bonne odeur de café nous attire et nous nous attablons à la terrasse d'un café, nous buvons (innovation à l'époque) un compresso servi dans de grandes tasses, le café est merveilleux. Le sommeil l'est beaucoup moins, la quantité de caféine avalée nous a tellement excités que nous nous endormons difficilement malgré la bonne partie de manivelles que nous avons derrière nous. Leçon - depuis lors, plus de café le soir.

Le lendemain, étape Varèse - Pavia, avec visite de Milan. Place du Dôme, photos. Ensuite se passent deux incidents typiques de l'Italie des années 50. Place du Dôme, un photographe veut faire un cliché de nous. Je lui rétorque que chacun de nous a son appareil. Il insiste. Un deuxième camelot, qui lui vendait des objets religieux, intervient et chasse le photographe. Il nous propose des croix, chapelets etc... Nous refusons. Il nous montre ensuite des montres suisses de contrebande, à un prix spécial. Refus de notre part. A ce moment, le photographe évincé surgit, et c'est la bagarre entre les deux.

Pas spécial, direz-vous. Si, parce que, simultanément, tous les consommateurs mâles attablés aux terrasses avoisinantes se lèvent (une cinquantaine) et se lancent dans la bagarre. Nous opérons un repli stratégique et photographions la scène sous l'œil bienveillant des policiers en uniforme qui n'interviennent pas... !

Après cet épisode, bizarre pour nous, nous repartons pour visiter un quartier populaire après un coup d'œil jeté au Castel des Sforza. Longues rues tristes, pâtés de maisons sans joie, nombreux hommes inactifs sur les trottoirs, nombreux gamins traînant partout. Un rayon de ma roue arrière casse. Je dis à mon collègue de s'arrêter à la fontaine du coin ; remplacer le rayon et remplir les bidons iront de pair. Pendant que mon collègue s'occupe des bidons, j'aperçois des "bambinis" en train de fouiller les sacoches du vélo de mon copain. Je vocifère ; mon collègue et moi intervenons. Pendant ce temps, d'autres gosses s'en prennent à mon vélo. Je prends les gosses à partie. En même temps, des adultes s'approchent en criant, l'air peu sympathique et pas disposés à nous aider. Je hurle à mon collègue "en selle et partons". A grand peine nous arrivons à nous dégager. Ouf : il était temps. Il y a fort à parier que dix minutes plus tard notre seule ressource aurait été de déposer plainte au poste de police voisin pour vol de bicyclettes et bagages.

Avant Pavia, je sprinte pour rattraper un cycliste italien et lui demander la distance qui nous sépare de notre ville étape. Il me regarde et s'exclame : "Sportivo, Francese, bravissimo", me donne de grandes tapes dans le dos, tout en parlant en italien. Tout-à-coup, une intuition me fait tourner la tête, je vois sa main à mon short, là où est logé mon portefeuille. C'en est trop ! D'un geste vif, je le pousse dans le fossé où il atterrit sans ménagement. Tant pis ! Mon collègue avait observé toute la scène à une vingtaine de mètres derrière nous. Un peu plus loin, nous rencontrons un cycliste allemand de Cologne qui nous raconte ses déboires. Il est seul à vélo, sans pompe ni dynamo, ses deux collègues ont dû rentrer en train, leurs montures leur ayant été volées à l'auberge de jeunesse de Milan, malgré les chaînes et cadenas..., le sien fut "seulement" allégé de manière spéciale.

Pavia - Belle chambre d'hôtel, terrasse, confort, mais dans une rue assez animée. Après avoir fait ma toilette, rhabillé, je rassemble les "documenti" pour les formalités de l'hôtel qui, à l'époque, étaient assez pointilleuses. Mon camarade, lui, fait sa toilette. Il appuie sur différents boutons au-dessus du lavabo, cherchant à faire de la lumière. On frappe, distrait je réponds "Entrata". Une mignonne femme de chambre ouvre la porte, en face de mon collègue en costume d'Adam, elle éclate de rire, mon collègue, lui, fuit... sur le balcon, en plein jour, d'où je le ramène illico en lui expliquant que la police italienne n'est pas tendre pour les exhibitions de ce genre en plein jour. Nous rions un bon coup. Après tout, me dit mon ami, nous ne reverrons plus la fille. Erreur, c'est elle qui, un peu plus tard, nous sert les raviolis, avec force sourires.

Le lendemain, étape Pavia, Gênes, Nice. A Gênes, nous décidons de déjeuner dans un restaurant du quartier du port. La patronne, à notre étonnement, nous demande où sont nos montures, nous répondons "dehors". Elle se précipite dehors, et rentre nos vélos qui ont, eux aussi, l'honneur d'être appuyés à notre table. A notre surprise, elle nous explique que, vu les lieux, après le repas, il y aurait de fortes chances que nous soyons transformés en piétons. Cela jette un petit froid malgré la canicule.

Le reste de notre voyage se passe sans incident notable, abstraction faite d'une crise de colite aiguë qui me contraint à garder le lit deux jours à Nice, conséquence de deux "demis" trop frais, bus trop vite en pleine chaleur. Heureusement, l'air frais des grands cols effaça ces ennuis digestifs dus à la canicule.

Notre teint, couleur chêne foncé, fit sensation à notre rentrée. Il est vrai que la consommation de produits solaires fut forte cette année. Il se passa plusieurs années avant que mes randonnées me ramènent en Italie, ces quelques "spécialités" avaient tempéré pour un moment mon enthousiasme pour notre sœur latine.

Henri HUMBERT de Mulhouse (68)