Revue N°5 page 14

INTEMPERIES

 

Mi-août 1976

Connaissez-vous ces merveilles de cartographie que sont les “ 200 000° ” autrichiennes ? Tout y est, jusqu’aux touffes d’herbe (ou presque). Cela les rend peu lisibles, mais infiniment plus optimistes que leurs homologues italiennes, modèles de dépouillement. D’un côté le fatras, de l’autre le désert avec quelques grandes routes et des chemins en cul de sac. Comme si ça existait, un cul de sac ! Somme toute, seul Michelin est dans le juste milieu. Cartes optimistes, oui. Nous savons maintenant que la route que l’on trouve au sommet du Glattjoch (le col boueux) n’existe que sur le papier. Le chemin ne commence qu’à 800 mètres en contrebas (en altitude !). Ceci dit, la Carinthie doit être un bien beau pays quand il ne pleut pas. Pays forestier et cossu, jalonné d’oratoires originaux, de fontaines sculptées qui, toutes, mériteraient un arrêt-photo, et de granges à foin où nous dormirons, avec ou sans l’assentiment du propriétaire. Pour le gîte, si vous ne l’êtes point, emmenez un germanophone avec vous, c’est bien utile.

Pendant ce temps, à Villach, deux femmes tuent le temps ; la mienne et une amie que l’on initie à un camping un brin inorganisé. En cette quinzaine, elle a fait un grand pas sur le chemin de la sérénité. Mon épouse ébauche avec un Hollandais rassis une idylle qui tourne court : quelqu’un dans la caravane veille au grain… pendant que j’en essuie un dans un col quelconque.

Il n’est pas bon que la femme soit seule, aussi les emmenons-nous autour des lacs, à Maria Wörth, au château de Hochosterwitz, prendre la saucée que nous-mêmes la veille avons subie. Nous allons voir aussi le cocasse dragon de Klagenfurt, qui ne vaut pas les monstres hilares taillés dans des troncs, du côté de Köfflach, ou la fontaine animée d’Ebene Reichenau, sur la route du Turracher Höhe : une roue à aubes entraîne des bonshommes qui scient une planche, tapent sur une enclume, actionnent un soufflet… Il faut tout cela pour égayer ces journées par trop humides.

Les cols vont de 1000 à 1800 m et sont agrémentés de pentes aux pourcentages ahurissants. On se surprend à monter quand même, en 30/26, mais on marche aussi à côté du vélo, comme à Bad St Leonaard. Quand j’agoniserai à Brunissard, à La Mongie ou en des lieux anonymes, je penserai désormais au Gaberl, au Katschberg ou à la Klippitz Törl pour me donner du courage.

Au début du mois, nous étions en Frioul, installés sous une tente de l’armée italienne. Une tente parmi des milliers d’autres qui servaient de gîte aux sinistrés, et dont les occupants avaient pu regagner leur logis, épargné jusqu’à ce jour. Nous en avons vu, des villages jetés bas, des villes éventrées où les maisons qui restent tiennent avec des madriers et où la vie s’organise quand même. “ Gemona n’est pas Pompéi, abstenez-vous de photographier ”. Nous avons tiré quelques clichés discrets. Des éditeurs n’ont pas attendu, à qui le séisme a dû rapporter. Les cols sont peu hauts, mais nombreux. Mention spéciale à la Sella Carnizza pour son exécrable chemin, à la Sella di Sompdogna pour ses belles falaises et ses cailloux au “ mur ” du Col de Pramollo, et surtout au Vrsic, un col slovène qui se monte comme il se prononce. C’est un col sans concessions dans les deux sens, à voir la tête que faisaient quatre jeunes confrères qui descendaient au pas.

Depuis le Col de Carri, le temps s’est gâté. Les jours de pluie, nous conversons un peu avec nos hôtes. Heureusement arrive la famille installé à Claix et les échanges linguistiques s’améliorent. Les femmes sont satisfaites, nous moins : on n’est pas venu pour causer mais nous essayons de ne pas trop ronger notre frein, des cyclistes avisés ne font pas ça. Tout de même, le 10, “ y en a marre ” et nous tentons une approche de la haute montagne avec la voiture. Ce fut l’exploit de la saison : nous sommes passés à côté des trois cimes de Lavaredo sans les voir ! Rien n’a servi de forcer le destin. Il est des lieux maudits : c’est mon troisième passage à Misurina sous la pluie battante. Nous y retrouvons les femmes et l’auto, achetons des cartes pour alimenter les rêves hivernaux. A Auronzo, Michel descend son vélo et se venge sur le passo Mauria. Je pourrais en faire autant avec la Sella Ciampigotto, mais n’en ai pas le courage.

Ah ! Ces Dolomites ! Heureusement qu’il nous reste le souvenir d’années plus fastes et que nous reviendrons, du moins je l’espère…

Fin août

Un vieux ménage croisé après Solaleix m’affirme qu’il faut avoir le sens de l’humour pour faire ça. Je n’ai pas très bien vu pourquoi, mais peut-être se moquaient-ils. Il fallait surtout avoir de la suite dans les idées pour pousser la mécanique sous le poncho et la pluie fine en direction du Pas de Cheville. Un petit 2000 sans grandeur, au décor escamoté sous le ciel bas. Pour plus amples détails sur le site, relisez M. VOIRIN (N° 3) qui a mieux réussi que moi.

Est-ce le 1000ème ? Qu’importe. Tant portent ce nom sans répondre au critère géographique, tant d’autres en sont qui n’ont pas le label ; sans oublier ceux qui ne furent franchis qu’en ligne de crête au prix d’une négligeable dénivelée et ceux qui n’étaient que méchants accidents de terrain. Bah ! “ l’homme est la mesure de toute chose ”, et il importe seulement qu’avec l’âge, l’éthique ne devienne trop élastique. Amen.

En descendant sur Derborence, je me consolais en pensant à la Gemmi, passée l’avant veille sous le soleil. Col convoité depuis longtemps, qui faisait partie de ma “ mythologie personnelle ” (M. CURTET). Je n’ai pas été déçu par ce passage très fréquenté et des plus curieux, tant par l’audace que par les rencontres pittoresques qu’on y fait. Quel contraste avec la solitude de la Bonderkrinde dont les tours, au sommet, rappellent les Tourettes en Haut Champsaur. Un très beau passage, qui demande pas mal de portage et qui vous offre en prime ses bouquetins familiers dans la facile descente sur Adelboden.

Le Hahnenmoos est presque un col routier. (Ce n’est pas un reproche !). Après l’impressionnante cascade d’Iffigen, un sentier original se faufile vers le Rawilpass. Merveilleux cols suisses aux sentiers bien tracés, aux panneaux impeccables, où le cyclo-muletier ne déchaîne pas une hilarité bête…

La descente sur Zeuzier fait oublier la tristesse de l’immense plateau sommital. Après le barrage, un camion a failli me laminer contre la paroi d’un tunnel fort étroit. En remontant sur le Sanetsch, un gros caillou aurait pu résoudre tous mes problèmes à venir si j’étais monté un brin plus vite. Ces incidents donnent à penser, mais pas longtemps. Vers 2000, un gîte enfin alors qu’il pleut et que la nuit tombe. De braves gens me trouvent un toit, une paillasse qui a connu des jours meilleurs, et m’offrent un verre de “ fendant ”, me laissant même la bouteille pour la nuit. Ce dont je n’ai pas usé, faut-il le dire ?

Et je rejoins Martigny et la voiture, faisant, moi aussi, mon tour des Diablerets. La dernière image que j’emporte est cette étonnante enfilade de tunnels au-dessus de Conthey. Je voulais aller à Sixt par Emaney et le Tenneverge, mais il pleut trop et je rentre, bien content d’avoir fait connaissance avec l’Oberland et ces roides petites routes forestières qui sillonnent le triangle Verbier Riddes Martigny. Vu des pentes de La Croix de Cœur, ou du Lin, ou de Salgeisch, le Valais a l’air d’un paradis terrestre avec ses vignes et ses vergers. Mais qu’il est cher, ton pinard, ô gargotier helvète !

Toussaint

Je n’en finis pas de contempler et photographier Ubraye qui lance ses première fumées dans le petit matin âpre. Il a gelé blanc. La montagne restitue l’eau déversée à seaux sur la Provence en cet automne calamiteux. Le paysage est très aquatique, là-haut, vers la baisse de la Coulette, et les chaussures de montagne font à peine l’affaire. Clue de St Auban, Col de Pinpinier, Aiglun le bien nommé… Le froid a rissolé les feuillages, mais il fait doux et je savoure la longue descente sur Roquesteron qu’il faudra payer ensuite par la remontée à Toudon. Qui chantera, avec les mots qu’il faut, la douceur de la dernière escapade de l’année loin des routes trop connues ? et la brutalité de la chute dans le col St-Raphaël ! Une traînée de boue m’a cueilli à la sortie d’un virage, alors que je pensais à des choses infiniment agréables : un bon lit à Puget-Théniers et l’étape du lendemain. A demi-assommé, confus et contus, je trouve à Puget un hôtel complet et pousse jusqu’à Entrevaux, au milieu de la horde motorisée des week-end. Nuit blanche pour cause d’hématomes.

Dernier jour. La route du col St Léger imite le Sanetsch, toutes proportions gardées, puisqu’elle s’arrête en plein pente, après le passage du col. Hélas, le chemin qui rejoint le Var a disparu sous un magma de boue et de rochers, et le torrent finira bien par venir à bout du pont. Que faire quand le diable vous pousse ? Passer quand même. S’il me poussait pour de bon, la montée au Fa serait moins raide. Soit dit en passant, ce col n’est qu’à 1300, la ferme sous le dernier lacet étant à 1240. C’est bien suffisant. Un chemin de char, cyclable, descendrait sur Braux. J’ai voulu prendre le sentier et suis tombé sur un canal serpentant à l’horizontale sur des kilomètres. Je voulais me dégourdir les jambes, j’ai été servi ! Toutes Aures fut bien long à grimper, et j’eus le temps de me maudire d’avoir laissé la voiture à Malijai.

Montagne, que serait le vélo sans toi ?

Marcel BIOUD de Claix (38)